
Katyn et sa falsification
Il y a 85 ans, les Soviétiques assassinent des officiers polonais. Plus tard, ils feront tout pour cacher la vérité.
.Une image dont le lieutenant-colonel John H. Van Vliet Jr. s’est souvenu toute sa vie : des fosses communes remplies de corps en décomposition portant des uniformes d’officiers polonais. Toutes les victimes « avaient un trou de balle à l’arrière de la tête, près du cou », et certaines – les mains ligotées avec un bout de corde.
Van Vliet faisait partie d’un groupe de prisonniers de guerre américains et britanniques que les Allemands firent venir, au printemps 1943, dans la forêt de Katyn, près de Smolensk. Là, ces officiers alliés devinrent les témoins involontaires des exhumations supervisées par le professeur Gerhard Bühtz. « Je voulais croire que toute cette affaire était du faux », admettra plus tard Van Vliet. Au départ, il se dit que le massacre devait être l’œuvre des Allemands essayant de rejeter la faute sur les Soviétiques afin de les monter contre les autres pays de la coalition anti-Hitler. Mais, après une analyse plus approfondie, il changea d’avis. « Je pense que ce sont les Russes qui l’ont fait », témoigna-t-il, une fois de retour aux États-Unis après sa libération.
Pour la réputation de l’Union soviétique, des témoignages comme celui de Van Vliet – des personnes neutres – constituaient une menace sérieuse. Après que les Allemands eut révélé les crimes commis contre des milliers d’officiers polonais, le Kremlin n’avait pas l’intention d’assumer ses responsabilités. Les Soviétiques déployèrent donc leurs services secrets et toute la machine de propagande pour faire circuler un narratif alternatif de la culpabilité allemande. C’est ainsi que vit le jour « le mensonge de Katyn », qui serait entretenu pendant de nombreuses années.
Une élite fusillée
.Deux coups puissants s’abattirent sur la Pologne en septembre 1939. La Wehrmacht fut la première à attaquer, suivie quelques jours plus tard par l’Armée rouge. Les régimes totalitaires dont les idéologies étaient supposément irréconciliables – le Reich allemand nazi et l’Union soviétique communiste – venaient tout juste de conclure un pacte diabolique dont le but fut de se partager l’Europe centrale. À cette agression combinée, l’Armée polonaise ne put résister.
Les territoires polonais tombèrent sous une double occupation. Les Allemands et les Soviétiques y firent, tous deux, régner la terreur. Dans les confins est, annexés par l’URSS, son symbole était – outre les arrestations – les déportations de masse de civils vers la Sibérie et d’autres régions lointaines. Les répressions s’abattirent en particulier sur les élites polonaises : l’intelligentsia, les fonctionnaires, les policiers, les propriétaires terriens et les agriculteurs les plus riches ainsi que leurs familles.
L’idée d’assassiner sans procès vingt mille personnes – prisonniers de guerre et politiques polonais – fut présentée au dictateur Joseph Staline le 2 mars 1940 par son homme de confiance, le commissaire du peuple aux affaires intérieures, Lavrenti Beria. Le chef du NKVD argumenta qu’il s’agissait d’« ennemis déclarés et irréformables du gouvernement soviétique ». Quelques jours plus tard, son postulat fut approuvée par le Politburo.
Déjà le 3 avril, le premier transport de prisonniers en direction de Katyn quittait le camp de Kozelsk. Il y eut d’autres lieux d’exécution : Kharkov, Kalinine (aujourd’hui Tver) et Kyiv. Au total, en quelques semaines, les Soviétiques abattirent au moins 21 768 personnes, dont des officiers de l’Armée polonaise (y compris de nombreux réservistes qui exerçaient dans la vie civile d’autres professions), des policiers et des officiers d’autres corps. Plusieurs centaines de victimes étaient d’origine juive.
Leurs familles ne reçurent aucune notification de décès. Lorsqu’à un moment donné les proches des victimes cessèrent de recevoir leur correspondance, ils étaient en droit de croire qu’il s’agissait simplement d’un temporaire problème de contact.
Les autorités polonaises en exil s’intéressèrent, elles aussi, au sort des officiers. Après l’attaque allemande contre l’URSS en juin 1941, ces gens auraient théoriquement dû être libérées. Staline prétendait qu’il n’avait aucune idée de ce qui leur était arrivé. « Ils se sont échappés », déclara-t-il au général Władysław Sikorski, Premier ministre polonais et commandant en chef.
Anatomie du mensonge
.En avril 1943, les Allemands annoncèrent d’avoir découvert à Katyn des fosses communes d’officiers polonais et déployèrent beaucoup d’efforts pour convaincre l’opinion mondiale qu’il s’agissait de victimes du NKVD ; sur le lieu d’exhumation ils amenèrent une commission médicale internationale, des représentants de la Croix-Rouge polonaise et d’autres Polonais, ainsi que des prisonniers des Oflags.
Les Soviétiques répliquèrent par un communiqué mensonger dans lequel ils pointaient les Allemands comme responsables. Cette version fut plus tard soutenue par la « commission Burdenko », travaillant à Katyn en janvier 1944 – après que la Wehrmacht ait été chassée de la région de Smolensk par l’Armée rouge.
Les autorités soviétiques allèrent même jusqu’à porter l’affaire de Katyn devant le Tribunal militaire international de Nuremberg, qui en 1945-1946 jugea les principaux dignitaires nazis. « En septembre 1941, dans la forêt de Katyn, près de Smolensk, les nazis ont assassiné en masse des officiers polonais – prisonniers de guerre », peut-on lire dans l’acte d’accusation. Cependant, les « preuves » se révélèrent sans valeur et l’affaire fut omise dans la sentence de Nuremberg.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les puissances occidentales n’avaient aucun intérêt à s’opposer au mensonge de Katyn. Ils avaient besoin de Staline comme allié contre l’Allemagne et plus tard contre le Japon. « Si Hitler envahissait l’enfer, je mentionnerais au moins le diable en termes favorables à la Chambre des communes », déclara avec franchise le Premier ministre britannique Winston Churchill. Le président américain Franklin Roosevelt croyait même qu’il était possible de bâtir avec le dictateur soviétique un nouvel ordre mondial.
La situation ne changea qu’avec la guerre froide, qui s’intensifia au tournant des années 1940 et 1950. En 1951, fut créée la Commission spéciale du Congrès américain chargée d’enquêter sur le massacre de Katyn, connue sous le nom de Commission Madden. Elle analysa soigneusement les documents disponibles et interrogea de nombreux témoins, y compris des observateurs des exhumations allemandes en 1943. Le rapport Madden de décembre 1952 impute sans équivoque la responsabilité du massacre de Katyn à l’Union soviétique.
Cependant, ni ce document ni les travaux fiables des émigrés polonais sur le sujet de Katyn n’eurent la chance d’être officiellement connus dans les pays qui se sont trouvés dans la zone d’influence de l’URSS après la Seconde Guerre mondiale. Le gouvernement communiste de Varsovie répétait en 1952 : « Le meurtre de milliers d’officiers et de soldats polonais à Katyn fut l’œuvre de criminels hitlériens. »
Quiconque, dans la Pologne « populaire », disait la vérité sur Katyn était exposé à la répression. La censure veillait soigneusement à ce que dans les médias soient diffusées seules les informations conformes à la version soviétique. Même les tribunaux qui, à la demande des familles des victimes, se prononçaient dans des cas de déclaration de décès, supposaient des dates de décès incompatibles avec les dates réelles : 1941 ou après.
En mars 1980, contre la mensonge sur le massacre protesta de manière spectaculaire Walenty Badylak, qui s’immola par le feu sur la place principale de Cracovie. La presse du régime publia des informations laconiques sur la mort d’un retraité souffrant de troubles mentaux. La population n’était pas dupe et des gens venaient déposer sur les lieux des bougies et des couronnes de fleurs.
Un pas en avant, deux pas en arrière
.En avril 1990, au lendemain des changements démocratiques, les autorités de l’URSS ont admis que le massacre de Katyn était l’un des « crimes graves du stalinisme ». Entre 1990 et 1992, le Kremlin a révélé un certain nombre de documents. L’enquête menée par les procureurs militaires russes s’est également révélée – du moins dans sa phase initiale – prometteuse.
Cependant, les actions ultérieures de Moscou ont été un pas en arrière. L’enquête russe a été clôturée en 2004 et une grande partie de la documentation recueillie – y compris la décision finale – restent secrets à ce jour. Le parquet militaire de la Fédération de Russie considère le massacre de Katyn non pas comme un génocide, mais comme un crime ordinaire dont le délai de prescription est expiré. Par ailleurs, des déclarations niant la responsabilité soviétique continuent d’apparaître dans l’espace public russe.
Cela rend d’autant plus importante l’enquête sur Katyn menée par le parquet de l’Institut de la mémoire nationale. Nous ne nous reposerons pas tant que nous n’en aurons pas clarifié toutes les circonstances de la manière la plus complète possible. Les victimes réclament un souvenir, et la vérité historique a besoin de défenseurs tenaces.