Aujourd’hui, tout le monde parle de la division de l’Ukraine. La Pologne a été partagée de la même manière quatre fois par l’Allemagne et la Russie. Et je vous assure que désormais, nous ferons tout afin que notre voisin ne connaisse pas notre sort, afin que l’Ukraine ne soit pas balayée de l’Europe par les mêmes forces – écrit Eryk MISTEWICZ
.En regardant les photos de Marioupol, j’ai du mal à maîtriser mes émotions. Ce que j’y vois, c’est ma ville, Varsovie, méthodiquement rasée en 1944 par les Allemands après le soulèvement de Varsovie, avec une participation indifférente des Russes, qui observaient de l’autre côté de la Vistule, pendant 63 jours, la lente agonie de la capitale polonaise. Ils attendaient que nous, les Polonais, soyons punis pour avoir osé une telle rébellion. Comme Marioupol maintenant – pour sa résistance à l’invasion russe. Maison après maison, rue après rue, le brasier de „l’opération spéciale”. Des immeubles à plusieurs étages qui s’effondrent en ruine. Des civils avec les mains levées, de petits enfants, des femmes. Des monceaux de cadavres. Et puis ceux qui sont parvenus à s’en sortir. Hier et aujourd’hui. Si vous regardez les photos de Varsovie rasée après le soulèvement de 1944 et celles de Marioupol de 2022, vous ne remarquerez pas la moindre différence. Littéralement aucune.
J’ai du mal à maîtriser mes émotions quand je vois les photos des charniers de Boutcha. Chaque Polonais connaît ces photos de fosses communes, d’exhumations, de cadavres avec des traces de balles tirées à bout portant dans la nuque, de corps excavés du sable, de fosses collectives au milieu de la forêt, couvertes de chaux pour dissimuler le plus vite possible les moindres traces de ces crimes. Seulement, elles ne datent pas d’avril 2022, mais de 1940. Et elles n’ont pas été prises à Boutcha, mais à quatre cents kilomètres de là, à Katyn, Ostaszków et Smolensk.
Chaque Polonais, chaque habitant d’Europe centrale connaît ces noms. D’une balle dans la nuque, les Russes assassinèrent 25 000 officiers, professeurs, médecins et prêtres polonais. Ce n’était pas leur seul crime de masse. Les fusils et chars russes ne visaient pas que les Polonais. Chacune des nations d’Europe centrale et orientale a sa propre histoire meurtrie : Tchèques, Slovaques, Lituaniens, Lettons, Estoniens – pour nous limiter aux nations qui composent aujourd’hui l’Union européenne.
Nous – les habitants des pays d’Europe centrale, dans la zone entre la Russie et l’Allemagne – nous avions déjà tout vu. Plus d’une fois.
L’enlèvement d’enfants ukrainiens de Marioupol et leur russification forcée ne diffèrent en rien de ce que vécurent les Polonais massivement déportés dans des wagons à bestiaux vers la Sibérie où ils ne purent pas survivre. Lisez les rares souvenirs de ceux qui ont eu la chance de survivre malgré tout à cet enfer. Un enfer qui n’a jamais été jugé.
Les soldats russes qui volent aujourd’hui des appareils électroménagers et audio-vidéo dans les villes conquises et les envoient à leurs familles au fin fond de la Russie – nous avons déjà vu ça en Europe centrale, y compris en Pologne, il y a un demi-siècle. Aujourd’hui, ce sont des ordinateurs, des planches à roulettes, des équipements wifi, autrefois c’étaient des tapis, des meubles, des dents en or, des montres.
Les viols de soldats russes sur des femmes polonaises sont bien documentés. C’est pourquoi je ne peux contenir mes émotions en lisant les rapports sur les crimes russes en Ukraine, comme ceux rédigés par le Centre de documentation des crimes russes Rafal Lemkin. Les témoignages des femmes violées par les soldats de l’Armée rouge ou de la Wehrmacht il y a 80 ans ne sont pas différents de ceux livrés ces dernières semaines par les Ukrainiennes. Mentalité de troupeau, bestialité, consentement aux crimes de masse les plus dégoûtants sur de petites filles et des garçons, déclenchés à part égale par l’alcool et les idéologies inhumaines. Tous comme les Polonais d’alors, les Ukrainiens d’aujourd’hui ne sont pas une nation, disent-ils. Ils sont des sous-hommes. Ils n’ont ni identité, ni culture. La propagande russe fonctionne à plein régime. Aujourd’hui comme alors, ils peuvent être violés, assassinés, envoyés vers des fosses communes. Aujourd’hui comme alors, le monde ne veut pas vraiment voir.
Nous avions tout vu. Il y avait ceux qui entraient dans les camps de concentration allemands et les camps de travail russes pour rédiger des rapports. Pour alerter les Occidentaux comme le fait aujourd’hui le président ukrainien, Vladimir Zelensky. Son appel à l’aide fait penser aux appels de deux Polonais – Witold Pilecki et Jan Karski – qui conjuraient les Américains et les Britanniques de bombarder la voie ferrée menant vers Auschwitz. Des appels que personne ne voulait entendre. « Coupez les approvisionnements de la Russie », implore Żeleński. « Garantissez-nous au moins un ciel sûr. Au moins des couloirs humanitaires pour que les civils puissent fuir la guerre. Envoyez-nous vos armes, nous saurons nous défendre ». Aujourd’hui ces appels sont partiellement entendus.
Le pire, c’est que nous connaissons très bien la suite si nous n’y répondons pas. Nous connaissons le Nein allemand et le niet soviétique d’il y a 80 ans, quant à l’existence d’États souverains, qu’ils soient polonais, letton, estonien, lituanien, ukrainien, géorgien. Et pour soi-disant arrêter la folie de la guerre, certains projettent déjà de nouveaux Potsdam et Yalta à l’horizon, des tables rondes, des formats normands, bavarois, genevois et que sais-je encore. Quel en serait le résultat ? Des négociations menant à la partition de l’Ukraine. Le tout présenté comme une paix négociée. Ce qui, en fait, serait la mise en œuvre du scénario du patron du Kremlin.
Les Polonais ont eu à supporter quatre fois de tels arrangements et partitions. L’histoire n’a pas non plus épargné les autres pays d’Europe centrale. Non, nous n’accepterons jamais que les Ukrainiens connaissent ce sort-là. Aujourd’hui, plus de trois millions de réfugiés ont trouvé un accueil hospitalier en Pologne. Il n’y a pas eu besoin de construire des camps de transit car chaque réfugié a trouvé un toit, bientôt un travail. Les malades peuvent se soigner et les enfants poursuivre leur éducation dans les écoles. Nous avons divisé par deux le succès de la Pologne de ces dernières années. Nous l’avons divisé pour nous et pour les Ukrainiens. Ils reçoivent la même aide sociale que celle accordée aux familles et aux enfants polonais. Ils peuvent voyager gratuitement par train et par bus dans toute la Pologne. Et surtout, sans que l’UE nous y oblige. Et, « détail » désolant, sans un euro accordé par l’UE à cet effet !
Je me dis qu’aujourd’hui, avec notre engagement vis-à-vis de l’Ukraine (aide aux Ukrainiens en Pologne, soutien à l’armée ukrainienne), nous montrons au monde combien il est important de sauver l’honneur dans de tels moments. D’une certaine manière, nous montrons comment le monde aurait dû se comporter en septembre 1939, lorsque l’Allemagne envahit la Pologne. Une action commune du monde libre pour aider la Pologne aurait pu arrêter l’hécatombe de la folie germano-russe. Si l’Europe occidentale avait volé au secours de la Pologne, il n’y aurait pas eu les chambres à gaz et les camps de la mort allemands, il n’y aurait pas eu la Sibérie, les camps de travail, la division de l’Europe en sphères d’influence durant la longue période 1945–1989. Alors, oui, c’est vrai, après 1945, les crimes contre les Polonais, les Juifs, les Russes aussi et tant d’autres nations et ethnies ont été jugés et l’Allemagne en a subi les conséquences. Elle a été démilitarisée, divisée en zones. La Pologne, malgré les énormes pertes et l’héroïsme de ses soldats sur tous les fronts aux côtés des Alliés, n’a reçu aucune zone en Allemagne. Et ce qui est pire, c’est elle qui fut cédée par l’Occident à la Russie. Faudra-t-il cette fois démilitariser la Russie pour qu’elle arrête son expansion et guérisse de son obsession de l’empire ?
.Nous connaissons très bien ces photos et ces enchaînements tragiques… Chaque Polonais les connaît. Presque chaque famille polonaise a perdu un proche dans des massacres russes ou allemands. Ukrainiens, nous ne vous abandonnerons pas. Europe, des sanctions fortes contre la Russie et une aide militaire à l’Ukraine sont la seule solution. Sinon, nous savons déjà ce qui va se passer ensuite.
Eryk Mistewicz
Ce texte était publié au Figaro le 6 mai 2022 [LIEN].
