L’intérêt de la Pologne prévaut sur celui d’un parti
Je suis originaire de Markowa, un village située dans l’ancienne Galicie, où le mouvement paysan est traditionnellement très fort. Mes parents et grands-parents étaient paysans – ils travaillaient tous la terre. L’histoire de la classe paysanne m’est très proche depuis l’enfance, tout comme la figure de Wincenty Witos – l’homme politique le plus remarquable de la campagne polonaise et l’une des personnalités les plus marquantes de l’histoire de la scène politique polonaise.
.Wincenty Witos a vécu lors de plusieurs époques historiques. Il est né à l’époque des partitions, a connu la Pologne libre, puis l’occupation pendant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que l’asservissement communiste. Chacune de ces époques l’a obligé à prendre des décisions et des choix difficiles que beaucoup d’entre nous ne seraient pas en mesure de résoudre, même à un niveau théorique. Dans toutes les situations – même lorsqu’il essuyait des défaites personnelles – son esprit indomptable sortait victorieux.
Aujourd’hui, Wincenty Witos est considéré comme le père de l’indépendance polonaise. Il convient de rappeler que dans son cas, cela signifie non seulement contribuer à sa restauration en 1918, mais aussi à sa sauvegarde et à son maintien au cours des années suivantes. Witos a été Premier ministre à l’un des moments clé de l’histoire polonaise, lorsque le sort de notre patrie était en jeu. Dans une large mesure, c’est lui qui a ramené les paysans à la cause de l’indépendance, grâce à laquelle cette dernière a été défendue avec succès.
Comment est-il possible qu’un représentant de la classe paysanne, né dans une famille d’agriculteurs pauvres dans un village galicien du XIXe siècle, ait mûri intellectuellement et spirituellement pour devenir un homme d’État ? Sans aucun doute, Witos était talentueux, mais le talent seul ne suffisait pas dans sa situation. Son talent s’accompagnait d’un goût du travail et d’une soif de connaissances rares. En raison de la situation financière difficile de sa famille, le jeune Wincenty a commencé ses études assez tard, pour les terminer à un niveau bas. Il était pourtant autodidacte. Il s’est formé intellectuellement grâce à des rencontres avec des personnes ouvertes d’esprit et conscientes du patriotisme, par exemple un enseignant local ou un prêtre. Il a profité de leurs conseils et suggestions. C’est ainsi qu’il est entré en contact avec divers livres et revues que l’intelligentsia de l’époque adressait aux paysans pour éveiller leur conscience nationale, par exemple Wieniec ou Pszczółka, publiés par le Père Stanisław Stojałowski, Gwiazda Cieszyńska ou Przyjaciel ludu. Inspiré par les livres et la presse sociopolitique, il prend très vite la plume et débute son activité de publiciste.
Dans le contexte de la formation intellectuelle et spirituelle de Witos, la spécificité de la région d’où il est issu n’est pas sans importance. Il a grandi en Galicie, sous la domination autrichienne. L’autonomie qui y existait créait les meilleures conditions (des trois zones du pays partagées entre les voisins) pour que le développement intellectuel d’un jeune paysan aille de pair avec le développement de la conscience nationale et du patriotisme polonais. La Galicie était également un réservoir de l’intelligentsia polonaise, dont une partie importante, du temps de la Seconde République de Pologne, était originaire. Cela ne veut pas dire que Witos, en tant que sujet de l’empereur allemand ou du tsar russe, serait certainement devenu une personne différente, mais c’est sans aucun doute en Galicie qu’il a eu la plus grande chance, en tant que représentant de la classe paysanne, de devenir un homme d’État polonais et occuper les plus hautes fonctions de l’État.
En tant qu’homme politique actif, Witos – alors qu’il était encore membre de la Diète nationale de Galicie à Lviv et représentant de la région au Conseil d’État autrichien – a toujours plaidé pour l’école polonaise, l’amélioration des condition de l’enseignement et des enseignants, l’élargissement de l’autonomie et tout ce qui pourrait contribuer à l’éveil et au maintien de la polonité au sein de la communauté rurale. L’un des dirigeants du mouvement populaire, Witos, lui aussi, avait sa vision de la Pologne renaissante. En 1917, ce milieu a été l’un des premiers à proposer le concept d’une République de Pologne créée à partir de trois zones issues des partitions et avec accès à la mer. En 1918, alors que se décidait le sort de l’indépendance polonaise, Witos a dirigé la Commission polonaise pour la liquidation de la Galicie et de la Silésie de Cieszyn – le premier corps, temporaire, du pouvoir polonais dans la zone autrichienne. À cette époque, il apparaissait déjà comme un candidat naturel pour les plus hautes fonctions de l’État dans la République de Pologne renaissante. Ce qui n’a pas tardé d’arriver. En 1920, année clé pour l’avenir de la Pologne, il a entrepris la mission de diriger le gouvernement en tant que Premier ministre.
En exerçant cette fonction, il s’est fait connaître comme un homme politique capable de trouver la meilleure solution pour le pays dans les situations les plus difficiles et les plus dramatiques ; en tant qu’homme d’État capable d’agir même au détriment de lui-même et de son environnement politique si les intérêts de la République de Pologne l’exigeaient. Il l’a prouvé en 1926 lorsque, élu Premier ministre lors d’élections légales et démocratiques, il a démissionné de son poste pour empêcher le déclenchement d’une guerre civile. Sans cela, le coup d’État (appelé « coup d’État de mai ») inspiré par le maréchal Józef Piłsudski se serait transformé en un conflit armé sanglant et fratricide à grande échelle. La guerre civile aurait eu une fin tragique pour la Pologne, quelle qu’en soit l’issue. Le pays, plongé dans le chaos et ravagé par des luttes internes, pourrait déjà être la proie de voisins agressifs, tant occidental qu’oriental. Même si cela ne s’était pas produit, la guerre fratricide serait devenue une source de traumatisme national dont nous observerions encore les effets aujourd’hui. Grâce au Premier ministre Witos, mais aussi à d’autres hommes politiques associés au groupe PSL Piast – le président de la Diète Maciej Rataj et le président de la République Stanisław Wojciechowski – la Pologne a évité cette tragédie.
Le symbole de l’héritage politique et spirituel de Wincenty Witos est aussi son attitude en 1920, lorsque, face à l’invasion soviétique de la Pologne, il a décidé de diriger le gouvernement non partisan de la Défense nationale et d’assumer la responsabilité du destin de l’État. Witos savait parfaitement le risque que comportait sa décision. Si la guerre défensive échouait – ce qui était un scénario très réel – il entrerait dans l’histoire comme celui sous le gouvernement duquel la Pologne a été vaincue, peu de temps après sa renaissance grâce aux efforts de plusieurs générations. Il est difficile d’imaginer le fardeau d’une telle décision. Witos a relevé le défi.
Wincenty Witos est un symbole auquel tout Polonais peut se référer, quelles que soient ses sympathies politiques ou idéologiques. Il est l’une des rares autorités capables d’unir la société polonaise divisée. D’un côté, c’est très encourageant. En revanche, si l’on prête attention à la manière dont est cultivée la mémoire de Witos, on remarquera que chaque milieu le fait à sa manière. Le seul souvenir de cette figure n’est pas la même chose que la recherche de l’harmonie et de l’unification. C’est pourquoi nous devrions tous écouter ses paroles et suivre son exemple, car il s’est laissé guider par l’approche étatique. Bien qu’il soit issu d’un environnement politique spécifique et qu’en tant que leader il devait veiller à ses intérêts, dans les moments clés, il a toujours placé le bien de l’État avant celui du parti. Il en a souvent payé le prix fort. Pourtant, il n’a jamais abandonné son éthos.
Il est difficile de déterminer en toute clarté quels sentiments l’ont animé. Je pense que l’un d’eux devait être l’amour sincère pour la Patrie. Witos est tombé amoureux de la polonité. Il la considérait comme une partie immanente de sa personnalité. Jusqu’à sa mort, malgré toutes les injustices et les déceptions qu’il a subies au cours de ses nombreuses années d’activité, la Pologne est restée pour lui plus importante que ses aspirations personnelles.
Humilié, emprisonné et condamné à l’émigration par les autorités de Sanacja, il n’a cessé d’appeler les paysans au service de la Pologne. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il est resté intransigeant, en refusant systématiquement de coopérer avec les Allemands et les Soviétiques.
L’Institut de la Mémoire nationale, désireux d’apprécier la contribution de Wincenty Witos à l’histoire de la Pologne, tente de présenter ses réalisations par divers moyens. En juin 2023, un monument de Witos a été inauguré à Błaszki, dans la voïvodie de Łódź – également grâce au soutien de l’Institut de la Mémoire nationale. La maison d’édition IPN a publié à son tour : l’album Wincenty Witos 1874–1945 (publié pour la première fois en 2010 et réédité en 2022), la bande dessinée Wincenty Witos – Premier ministre 1920 (2022), ainsi que la monumentale série de cinq volumes d’Œuvres choisies, qui comprend ses souvenirs, discours et textes publicistiques (2024).
.Surtout maintenant, dans la réalité d’un conflit politique qui s’intensifie, il vaut la peine de lire Wincenty Witos. C’est la meilleure façon de comprendre pourquoi il était polonais, pourquoi il aimait la Pologne et pourquoi il a pu tant souffrir pour elle.
Mateusz Szpytma