Nathaniel GARSTECKA: Discussion autour de l’antisémitisme en Pologne

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Nathaniel GARSTECKA

Journaliste à "Wszystko co Najwazniejsze". Parisien né dans une famille d'origine polono-juive, habite à Varsovie. Il se passionne pour l'histoire et la culture polonaise, française et du peuple juif.

Ryc. Fabien CLAIREFOND

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La question des Juifs et de l’antisémitisme en Pologne est depuis longtemps sensible. L’actualité en témoigne. Etant en contact avec des amis juifs et israéliens, je suis régulièrement amené à expliquer ce qu’ils ne sont pas en mesure d’apprendre via les médias traditionnels. Je retranscris ici l’une de ces conversations, car il est important selon moi de mettre certaines choses au clair.

Les agissements du député Braun prouvent que l’antisémitisme a toujours pignon sur rue dans la politique polonaise.

Pas tant que cela en réalité. Grzegorz Braun est certes antisémite, mais il est grandement isolé. Toute la classe politique polonaise a condamné ses actes, à savoir quand il s’en est pris à l’allumage du chandelier de Hanoucca à la Diète et quand il a perturbé la minute de silence au Parlement européen lors de la journée de commémoration des victimes de la Shoah. Il a été suspendu puis expulsé de la Konfederacja, la coalition de partis nationaux-libertaires à laquelle il appartenait.

Par ailleurs, il est légitime de penser que ses provocations sont faites dans un but bien précis: la lutte d’influence au sein de son milieu et c’est aussi une façon de faire parler de lui dans le contexte de l’élection présidentielle en approche. En effet, il a annoncé sa candidature malgré la celle de Slawomir Mentzen pour représenter la Konfederacja. Le fait que les excès de Grzegorz Braun choquent tant prouve bien que l’antisémitisme n’est pas aussi répandu que ça.

Mais ça plait bien aux Polonais, non ?

Grzegorz Braun est le seul candidat à faire de l’antisémitisme l’un des axes de sa campagne électorale. On peut donc mesurer combien cela pèse en réalité dans la population. Le résultat est sans appel : entre 2% et 3% selon les derniers sondages. Cela ne signifie pas qu’il n’y a que 2% d’antisémites en Pologne, mais cela signifie qu’il n’y a que 2% de Polonais pour lesquels la haine des Juifs dicte les choix politiques. C’est très peu. Les discours antisionistes de La France Insoumise attirent bien plus de monde. En tant que Français nous n’avons aucune leçon à donner aux Polonais sur cette question.

L’antisémitisme est pourtant présent partout en Pologne.

Non. J’ai décrit le mois dernier la cérémonie d’allumage des bougies de Hanoucca à la Diète et dans la rue à Varsovie. Le dispositif de sécurité était minime et personne n’a perturbé l’événement. Les Juifs sont en sécurité en Pologne. Ils ne sont pas victimes d’agressions ni de meurtres. On peut aller en kippa à un rassemblement nationaliste sans aucune crainte. Tu juges sans doute aux messages postés sur les réseaux sociaux ou aux tags dans la rue. Ce n’est pas le meilleur moyen de se faire une opinion. Les réseaux sociaux fonctionnent comme une loupe grossissante sur les minorités bruyantes, mais ne représentent en rien l’ensemble de la population. Quant aux tags, ils sont souvent le fait de hooligans liés milieu du football. On a la même chose partout dans le monde. Essaie de retracer la façon dont tu as été amené à croire que les Polonais sont des antisémites en puissance. Tu te rendras compte que c’est une manipulation.

Les Polonais ont aidé les nazis à exterminer les Juifs.

Voilà l’une des manipulations que j’évoquais. C’est un lieu comment extrêmement répandu, malheureusement. Pour faire simple, et je pourrais entrer dans les détails si tu le désires, ni la Pologne en tant qu’Etat ni les Polonais en tant que nation ne peuvent être tenus pour responsables des crimes commis par les Allemands sur leur sol.

Pendant des siècles la Pologne a accueilli les Juifs persécutés de toute l’Europe. A la veille de la guerre, ils représentaient 10% de la population de la II République de Pologne, soit près de 3,5 millions de personnes. Atteindre un tel nombre aurait été impossible dans un pays viscéralement antisémite.

Ils étaient pourtant nombreux en URSS aussi.

C’est pour une autre raison. A la fin du XVIIIème siècle la Russie, la Prusse et l’Autriche procèdent aux partages de la Pologne. Le pays est rayé de la carte pour plus de 120 ans. A l’époque, il n’y avait pas de Juifs dans l’Empire russe car ils y étaient interdits de séjour. Ils se trouvaient tous dans la République des Deux Nations, l’union de la Pologne et de la Lituanie. Du jour au lendemain, la Russie se retrouve donc avec des masses de Juifs, plus de 4 millions, dans les shtetls de Pologne orientale, de Lituanie, du Bélarus et d’Ukraine occidentale. Catherine II oblige les Juifs ainsi « récupérés » à rester dans les territoires sur lesquels ils habitaient jusqu’à présent. C’est la fameuse « zone de résidence ». Ce n’est qu’au cas par cas qu’ils peuvent recevoir le droit de s’installer dans les grandes villes de l’empire comme Saint-Pétersbourg ou Moscou.

De fait, les Juifs présents en URSS sont en grande partie les descendants des Juifs polonais dont les territoires ont été conquis par la Russie, et non des Juifs russes, ce qui n’existe quasiment pas.

Et la Shoah ?

Revenons donc à la Seconde Guerre mondiale. Déjà, 10% de la population de la Pologne était juive, donc on ne peut pas parler d’antisémitisme historique. Ensuite, la Pologne est envahie par l’Allemagne et l’URSS en septembre 1939, qui mettent en place une politique totalitaire et génocidaire sous plusieurs aspects. Les Juifs et les élites polonaises dans un premier temps sont les cibles prioritaires de la barbarie nazie. Les Polonais étaient destinés à être éradiqués après les Juifs, pour faire de la place aux colons germaniques dans le cadre du « Lebensraum ». Les Soviétiques eux, faisaient la chasse aux « ennemis de la révolution ». Cela concernait les Polonais, car ceux-ci avaient empêché Lénine d’exporter le bolchévisme à l’Europe entière en 1921, mais aussi les élites, les sionistes, les intellectuels, les commerçants etc… donc beaucoup de Juifs là aussi. La Pologne subit le déchainement barbare des deux grands totalitarismes du XXème siècle et perdra 20% de sa population au cours de la guerre, dont 90% de ses Juifs.

Les Allemands industrialisent la mise à mort des Juifs, d’abord en les enfermant dans les ghettos, puis en les déportant dans les camps d’extermination. En outre, lors de l’invasion de l’URSS le 22 juin 1941, ils massacrent tous les Juifs qui se trouvent sur leur chemin en Europe de l’est. C’est la « Shoah par balle ».

Pour tout cela, ils n’ont pas vraiment besoin des Polonais. Ils se moquent de l’opinion publique polonaise, car elle n’existe plus. Les Polonais ne sont pour les Allemands qu’une sous-race dont ile ne convient pas de se préoccuper, à la différence des autres peuples d’Europe centrale, comme les Tchèques en partie germanisés, les Slovaques, les Bulgares et les Hongrois alliés, ou les Baltes qui peuvent collaborer. Les autorités polonaises, elles, ont refusé de s’allier au IIIème Reich et ont poursuivi la lutte en exil depuis Londres. Dans les autres pays, les Allemands composaient avec des gouvernements collaborateurs, qui se chargeaient parfois eux-mêmes de la déportation des Juifs, comme le régime de Tiso en Slovaquie, celui d’Antonescu en Roumanie ou celui de Quisling en Norvège. Et même celui de Pétain en France. Rien de tout cela n’avait lieu en Pologne. La population polonaise était livrée à elle-même, avec la pauvreté et les massacres allemands. Il y a eu des centaines d’Oradour et de Lidice en Pologne. Dans ces conditions, et avec l’exacerbation des tensions ethniques orchestrée par les Soviétiques et les Allemands (divide et impera), oui, il est exact que des crimes ont été commis par des Polonais contre des Juifs, notamment dans des villages reculés où les Allemands condamnaient à mort ceux qui cachaient des Juifs ou qui promettaient du pain à ceux qui en dénonceraient.

Par ailleurs, c’était à l’époque la guerre de tous contre tous. Les Polonais et les Ukrainiens se sont violemment affrontés, avec des nettoyages ethniques dans la région de Volhynie, même chose entre les Lituaniens et les Polonais, les Ukrainiens et les Juifs, les terreurs blanches en réponse aux terreurs rouges, etc… Tout cela servait les intérêts des puissances occupantes.

Voilà. S’il est exact qu’il y a eu des exactions commises par des Polonais dans certains lieux précis, cela n’a rien à voir avec la politique collaboration menée par des gouvernements dans les autres pays d’Europe. Si l’on croit si facilement que les Polonais ont collaboré avec les Allemands, c’est parce que c’est en Pologne que les Juifs se trouvaient en plus grand nombre, donc c’est là qu’il y avait le plus de chances que des tragédies aient lieu, et que c’est là que les Allemands ont installé les camps d’extermination.

Ma grand-mère a survécu à la Shoah en Pologne, et elle me disait qu’elle avait surtout peur des Polonais.

Je ne remets pas en cause le témoignage de ta grand-mère, qui a connu l’horreur et le traumatisme. Cependant, ce n’est qu’un témoignage individuel, et son ressenti est le fruit de plusieurs facteurs. Il y avait bien entendu des dénonciateurs de Juifs parmi les Polonais, des maîtres-chanteurs et d’authentiques antisémites. Ils étaient cependant fort peu nombreux, et de ce fait il fallait effectivement redoubler d’attention. Avec les Allemands c’était plus facile, si je puis dire: ils étaient en uniforme. Leurs intentions génocidaires étaient reconnaissables par leurs seuls habits. Il est naturel de se méfier davantage de ce qui n’est pas clair, plutôt de ce que l’on voit venir de loin.

Ensuite, le témoignage de ta grand-mère n’est que son expérience personnelle. De nombreux autres Juifs, comme ma grand-mère, ont été cachés et sauvés par des Polonais.

La Pologne veut maquiller l’histoire en interdisant d’évoquer les crimes commis par les Polonais.

C’est plus compliqué que ça. La Pologne considère, avec raison, que l’expression « camps de la mort polonais » est révisionniste. Les camps ont été construits par les Allemands sur le territoire de la Pologne occupée, et les Polonais n’avaient pas leur mot à dire. D’ailleurs, nombre de Polonais ont été assassinés dans ces camps. Des lois contre le négationnisme et le révisionnisme existent dans tous les pays, y compris en France ou en Allemagne. Nous sommes vraiment mal placés pour faire la leçon aux Polonais là-dessus.

Pour ce qui est de la collaboration, là aussi c’est compliqué. N’oublions pas que la Pologne fait partie des nations victimes de la barbarie, non des nations responsables. L’Etat polonais est l’un des seuls à avoir poursuivi la lutte durant toute la durée de la guerre. Il condamnait à mort les collaborateurs, y compris ceux qui dénonçaient les Juifs. Beaucoup de Polonais ont aidé des Juifs, souvent au péril de leur vie. Et la grande majorité des habitants ne cherchait qu’à survivre dans une situation beaucoup plus dramatique qu’en France ou d’autres pays. On ne peut pas faire peser la responsabilité d’une poignée de gens malfaisants sur l’ensemble de la nation, surtout si c’est une nation qui a elle-même beaucoup souffert. Les Polonais n’ont pas à être mis sur le même plan que les Croix fléchées hongroises, l‘État national-légionnaire roumain ou le régime de Vichy. Et à ce titre, il est naturel qu’ils cherchent à se défendre contre les accusations de participation massive à la Shoah. La Pologne est véritablement un cas à part et il est réducteur de lui appliquer les mêmes grilles de lectures qu’aux autres pays d’Europe occupée.

Pourquoi tu défends ainsi la Pologne alors que tu es Juif ?

La nationalité ne joue pas de rôle là-dedans. Je me suis juste intéressé à l’histoire et je suis en mesure d’accepter les arguments des uns comme des autres. On peut même dire plutôt qu’étant Juif et Polonais, je suis en mesure de comprendre les positions de chacun. La vérité n’est jamais blanche ou noire et tout est question de nuances, en particulier dans un sujet aussi sensible.

Tant les Polonais que les Israéliens ont fondé leur identité moderne sur les questions mémorielles. Les Polonais par les traumatismes et les occupations successives, les Juifs par la Shoah. Forcément, quand deux politiques mémorielles se heurtent, les débats sont acerbes et il est compliqué d’admettre les souffrances des autres. Surtout quand on a vécu côte à côte pendant mille ans. Cela vaut pour d’autres pays aussi, comme l’Ukraine. Le fait est, aussi, que les crimes subis par les Polonais ont été moins mis en avant que la Shoah. Cette dernière est, évidemment, exceptionnelle de par son mécanisme et son échelle, et constitue le crime absolu de la Seconde Guerre mondiale, mais n’oublions pas que les Polonais étaient les suivants sur la liste et que les Allemands prévoyaient de les faire disparaître eux aussi.

Enfin, mon identité juive ne rentre pas du tout en opposition avec mon identité polonaise. Contrairement à ce que beaucoup disent, ce ne sont pas des identités incompatibles. Mille ans d’histoire commune, de belles pages et certes d’autres plus sombres, des influences culturelles croisées, le même souci la lutte contre les totalitarismes… Nous avons tout à gagner à apaiser nos relations, à mettre les choses au clair entre personnes de bonne volonté et à regarder ensemble vers l’avenir.

Nathaniel Garstecka

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 30/01/2025