Une interdiction scandaleuse
Cette décision inconsidérée et imprudente entraînera des conséquences à long terme, et celles-ci ne seront que néfastes pour la Pologne. Et j’écris cela uniquement pour que chaque Juif qui tombe d’une manière ou d’une autre sur ce texte sache qu’il y a des Polonais qui considèrent l’interdiction du pèlerinage du leader israélien à Auschwitz-Birkenau comme un scandale moral et politique.
.Le dirigeant israélien n’ira pas à Auschwitz-Birkenau, c’est-à-dire le lieu du deuil le plus sacré pour chaque Juif, car le fils de feu Władysław Bartoszewski brandit la menace… de l’y faire arrêter. Si, il y a une dizaine d’années, j’avais osé imaginer l’aventure la plus surréaliste qui puisse arriver à la politique polonaise, ce genre d’absurdité ne me serait jamais venu à l’esprit. Jamais peut-être auparavant, la « polonité comme anormalité » (d’après le célèbre bon mot de Donald Tusk du temps de sa jeunesse) ne s’est révélée de manière aussi suggestive dans la réalité politique polonaise. Et même en passant outre le fond politique et historique de la question, le simple fait d’investir le fils de Władysław Bartoszewski du rôle de celui qui annonce un plan visant à arrêter le Premier ministre d’Israël pendant les célébrations de la libération du camp d’Auschwitz est très tordu. Reste à savoir qui au sein du gouvernement polonais (Tusk ? Sikorski ?) a eu un tel sens de l’humour noir d’atteler à cette tâche le fils d’un prisonnier du camp, membre de la célèbre Żegota, publiciste et activiste catholique ayant consacré la moitié de sa vie à bâtir un pont de confiance entre les Polonais et les Juifs, devenant – de son vivant – une icône de cette œuvre, à la fois en Pologne et en Israël. Et aujourd’hui, il doit se retourner dans sa tombe alors que son fils se laisse utiliser comme un outil sans volonté pour saper cette même œuvre.
Mais le fait d’avoir investi Bartoszewski de ce rôle n’est qu’un pendant grotesque à l’essence du problème. Tout le monde sait que les Juifs d’aujourd’hui sont en désaccord profond sur l’évaluation de la figure politique de Netanyahou. Et il serait encore plus proche de la vérité de dire que les Juifs libéraux et de gauche détestent le Premier ministre d’Israël comme la peste ; qui sait, peut-être même plus que la gauche en Pologne déteste Ziobro ou Kaczyński. Et ils sauteraient de joie si, à la suite du mandat d’arrêt de la CPI, quelqu’un dans le monde arrêtait Netanyahou et le livrait sans trop de chichi, menottes aux poignets, aux juges de La Haye. Nous savons bien aussi que les campus européens et américains sont minés par une révolte antijuive, dont le prétexte fut la guerre cruelle à Gaza, où Netanyahu s’est fixé comme objectif d’anéantir l’organisation criminelle Hamas, après que celle-ci a perpétré les massacres de Juifs, le samedi noir 7 octobre 2023. Et ce n’est non plus un secret pour personne que tous ces événements ont déclenché une vague de haine en Occident contre Netanyahou et les Juifs en général, une vague qui n’avait pas été observée dans le monde démocratique depuis la Seconde Guerre mondiale. Et cette vague est désormais ouvertement soutenue par les dirigeants politiques de gauche en Espagne, en France, aux Pays-Bas, en Belgique, en Irlande (avec laquelle Israël a rompu ses relations diplomatiques) et dans plusieurs autres pays de l’Occident démocratique. Je mentionne ici toutes ces évidences uniquement pour que le lecteur n’ait pas l’impression que je suis tombé de la lune et que j’essaie de passer sous silence les faits qui se déroulent sous nos yeux et qui constituent la toile de fond de la position actuelle prise par le gouvernement polonais.
Les juges de la CPI qui ont émis le mandat d’arrêt contre le Premier ministre israélien ne sont pas très désireux d’arrêter les tyrans les plus sanguinaires qui existent. Les exemples en sont tellement flagrants qu’il est inutile de les énumérer ici. Mais les juges de La Haye eux-mêmes détestent Netanyahou comme la peste, mais pour une raison complètement différente que la guerre à Gaza. Le Premier ministre israélien de droite a tenté de briser l’hégémonie politique des juges dans son pays, où les tribunaux – ce qui est même difficile à concevoir – se sont attribué le droit d’invalider non seulement les lois, mais aussi les décisions politiques du gouvernement, par exemple en matière militaire (dans le cadre de la clause dite de « raisonnabilité »). Les hommes politiques occidentaux en sont conscients, même s’ils n’en parlent pas publiquement. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles le mandat d’arrêt contre Netanyahu a été qualifié de « scandale » par le président américain, et que les gouvernements français, allemand et italien ont exclu de se conformer aux directives des juges de la Haye. Quand, à Berlin, la cheffe verte de la diplomatie a commencé à laisser entendre qu’il faudrait se conformer aux injonctions des juges, elle a été discréditée par le porte-parole du chancelier, qui a qualifié l’arrestation éventuelle du Premier ministre israélien en Allemagne d’« inimaginable ».
Il s’avère cependant que c’est quelque chose de tout à fait imaginable en Pologne. Et ce même si l’arrestation devait avoir lieu lors du pèlerinage anniversaire du Premier ministre israélien à Auschwitz-Birkenau. Il est nécessaire de comprendre très clairement le sens et le ton de cette annonce. Du point de vue de l’État, le gouvernement de Tusk, à contre-courant des positions prises par Washington, Paris, Berlin et Rome, rejoint celle des fanatiques, principalement de la gauche antijuive. Apparemment, tous ceux qui s’opposent à la prise du pouvoir politique par les juges dans leur pays ont été automatiquement traités comme des ennemis par le gouvernement Tusk. Mais de cette façon, ceux qui ne l’étaient pas du tout auparavant sont devenus des ennemis de la Pologne. Il est bien connu que la Pologne a toujours été traitée par les juifs libéraux de gauche (à ne citer que ceux du New York Times) comme un pays dont les intérêts devraient être lésés. Exactement le contraire de la droite sioniste, qui depuis des années voudrait voir les pays de notre région – la Pologne, la République tchèque, la Hongrie – comme ses meilleurs alliés, sans compter l’Amérique.
.Mais le deuxième aspect, historique et émotionnel, de l’affaire est encore pire. Ni Tusk, ni Sikorski, et encore moins le fils de Władysław Bartoszewski, ne devraient se faire d’illusions à ce sujet. Oui, les Juifs sont aujourd’hui politiquement en désaccord les uns avec les autres, et l’on pourrait d’ailleurs en toute légitimité se demander : quand ne l’étaient-ils pas ? Sauf que de cette querelle, même si elle est menée à la vie, à la mort, est exclue la question des droits particuliers des Juifs envers Auschwitz-Birkenau. Empêcher le dirigeant d’Israël de venir devant les restes des chambres à gaz de Birkenau, aux côtés des derniers survivants de l’Holocauste, deviendra un fait connu et mémorisé par chaque Juif en Israël et dans le monde entier. Qu’il soit aujourd’hui pour des raisons politiques heureux ou malheureux de constater les problèmes du Premier ministre de droite. Et chaque Juif saura et se souviendra que ce sont les Polonais qui ont empêché le Premier ministre d’Israël de commémorer les victimes de l’Holocauste à l’occasion de l’anniversaire de la libération du camp d’extermination. Cette décision inconsidérée et imprudente entraînera des conséquences à long terme, et celles-ci ne seront que néfastes pour la Pologne. Et j’écris cela uniquement pour que chaque Juif qui tombe d’une manière ou d’une autre sur ce texte sache qu’il y a des Polonais qui considèrent l’interdiction du pèlerinage du leader israélien à Auschwitz-Birkenau comme un scandale moral et politique.