La Russie est-elle le bastion de notre civilisation ?
C’est ce que semble penser une partie de la droite occidentale, en particulier française. La Russie est souvent qualifiée de « bastion de la civilisation blanche, chrétienne et conservatrice » et ses dirigeants sont érigés en modèle dont nous devrions nous inspirer – écrit Nathaniel GARSTECKA
.S’il n’est pas surprenant que la gauche ait conservé son inclination pour Moscou, après 70 ans de bons et loyaux services au temps de l’URSS et du communisme, il en est autrement de la droite. Nous entendons pourtant depuis plus de 20 ans les responsables des principaux partis libéraux, conservateurs ou nationalistes tenir des propos laudateurs à l’égard de la Russie de Vladimir Poutine.
Les origines de cette admiration sont à chercher à la fin du XVIIIème siècle, quand lors de la Révolution la noblesse française cherchait le soutien des monarchies et empires européens. L’impératrice Catherine II passait pour une « despote éclairée », selon les mots de Voltaire. La Russie participa activement aux coalitions visant à combattre Napoléon et restaurer la monarchie à Paris. C’est chose faite à deux reprises, en 1814 puis l’année suivant après les « Cent-Jours ». La Russie occupa une partie de la France pendant 3 ans.
Les liens diplomatiques entre les deux pays se resserreront jusqu’à l’accord de coopération signé à la fin du XIXème siècle. Pour la France, il s’agit d’établir une alliance de revers contre l’Allemagne et pour la Russie, de pouvoir pousser son influence dans les Balkans. Cette alliance se manifestera pendant la Première Guerre mondiale jusqu’en 1917 et la révolution bolchévique.
L’émigration de nombreux Russes blancs en France après le coup d’Etat communiste contribuera à renforcer l’image en grande partie fantasmée que la droite française se fait de la Russie. Pendant 70 ans, c’est surtout la gauche qui sera proche de Moscou. Le capitaine de Gaulle combattra la Russie en 1920 et se positionnera en faveur de l’alliance polonaise. Après la Seconde Guerre mondiale et face au risque de guerre civile en France téléguidée par Moscou, il fera le choix des concessions et des accommodements avec les communistes. Les domaines de l’éducation, des médias et de la culture seront infiltrés par des sympathisants de l’URSS ou des compagnons de route, afin de réaliser le projet gramscien de victoire par la culture. Les nouvelles générations de Français seront formées par une éducation nationale qui voit grandir l’influence socialiste et communiste en son sein, avec la bénédiction de la droite. En parallèle, les dirigeants français voient d’un mauvais œil la puissance américaine montante et l’arrivée de capitaux et de produits culturels d’outre-Atlantique.
.A la lutte « antifasciste » et « anti-impérialiste » de la gauche soumise à l’URSS se joint la volonté des droites gaulliste et nationaliste de maintenir la souveraineté française contre ce qui est perçu comme une volonté colonisatrice des Etats-Unis. Une petite partie de la droite continuera cependant à considérer la menace communiste incarnée par la Russie soviétique comme la menace principale pour la civilisation judéo-chrétienne d’Europe occidentale. A noter que ce courant est toujours représenté aujourd’hui, bien que marginalisé par les lobbies pro-russes.
A la chute de l’URSS, on considérera qu’il n’y a plus de menace à l’est et que la domination américaine n’est plus justifiée. A côté de cela nous assisterons à la montée des mouvements islamistes et des tensions liées à l’immigration massive arabo-musulmane et africaine en France. La Russie passera pour un allié dans la lutte contre les islamistes après avoir écrasé les soulèvements indépendantistes tchétchènes et soutenu la Serbie contre la sécession du Kosovo. Les Etats-Unis seront de plus en plus vus comme un élément déstabilisateur (Kosovo, Afghanistan, Irak…) auquel il faut trouver des contrepoids diplomatiques, sans pour autant rompre les liens économiques et militaires qui nous unissent. Pour cette droite qui se veut anticonformiste, la Russie est le candidat idéal : victime de l’impérialisme américain, prétendument débarrassée de son héritage soviétique, opposée aux islamistes et soucieuse des valeurs conservatrice. Les réseaux de propagande russes, qui n’ont jamais cessé de fonctionner après la disparition de l’URSS, ont conservé la rhétorique anti-américaine mais ont droitisé leur discours sur les valeurs. Ainsi, tout le monde y trouve désormais son compte : la gauche qui milite toujours pour une convergence des luttes anti-occidentales et progressistes, la droite qui cherche un régime modèle sur lequel fonder sa vision de l’Etat, et le milieu des affaires qui voit en la Russie un grand marché ouvert à la mondialisation.
Les dirigeants français, qu’ils soient de gauche comme de droite, chercheront à jouer sur tous les tableaux s’efforçant de trouver un « équilibre » : fédéralisme européen, « politique arabe », alliance militaire et économique avec les Etats-Unis, rapprochement diplomatique et commercial avec la Russie. Ils ont cru à l’avènement d’un monde de paix sous le signe de la démocratie libérale alors que cet idéal était en réalité de plus en plus menacé.
.Ils n’ont pas vu que le monde arabo-musulman était viscéralement anti-occidental. Ils n’ont pas vu que la Russie n’avait jamais accepté sa défaite de 1991 et n’ont pas vu que l’Allemagne était devenue la puissance dominante dans l’Union Européenne. Enfin, ils n’ont pas vu la montée du progressisme extrême aux Etats-Unis et la menace qu’il pourrait représenter à l’avenir. Cette absence de vision à long-terme, cette volonté de profiter des « dividendes de la paix », ce « plus jamais ça » inconscient ont transformé la France en champ de bataille d’influences et de propagandes étrangères, tout en maintenant l’impression d’être une puissance majeure.
La droite française, qui semblait lucide sur les ingérences américaines, arabes, bruxelloises, a de ce fait ignoré les ingérences russes. C’est devenu particulièrement manifeste à partir de 2014 et de l’attaque de l’Ukraine par la Russie et par les séparatistes pro-russes du Donbass. La force de la propagande russe dans les milieux conservateurs et souverainistes français a choqué, que ce soit en France ou à l’international. On savait que le président Jacques Chirac était particulièrement russophile et que le Premier ministre François Fillon entretenait des liens douteux avec Moscou. On savait que Lionel Jospin voulait faire de Paris l’un des principaux partenaires économiques de Moscou. On se disait à l’époque que c’était la « défense des intérêts supérieurs de la France ». L’emploi sans nuance de la narration du Kremlin dans le cadre de la poussée russe en Europe de l’est dépasse cependant la simple défense de nos intérêts.
A tout cela s’ajoute l’importance grandissante des réseaux sociaux et des discours qui y circulent. L’anticonformisme tous azimuts et les théories du complot y sont extrêmement nombreuses, pénétrant aisément les esprits des gens échaudés par des décennies de manipulations gouvernementales réelles ou fantasmées. On observe ainsi l’émergence d’une véritable convergence des anticonformismes et des complotismes, mêlant analyses « alternatives » sur la COVID-19, le 11 septembre, les attentats en France, l’alunissage de 1969 et même la Shoah. Sous prétexte de certains mensonges et manipulations au plus haut niveau de l’Etat, toute parole officielle est devenue justification à remise en question. Bien évidemment, uniquement les paroles des responsables occidentaux sont à rejeter en bloc. Les discours tenus par les dirigeants du monde antioccidental et totalitaire seraient, eux, parfaitement exacts et fiables… C’est notamment le cas pour la Russie de Vladimir Poutine.
De nombreux arguments allant dans ce sens sont utilisés dans la sphère politique, médiatique et militante, il est nécessaire de passer en revue ceux que l’on entend le plus souvent.
I. „La Russie est un pays conservateur”
.C’est un argument souvent utilisé dans le contexte des avancées progressistes comme la cause homosexualiste ou le féminisme. Si la Russie semble effectivement s’opposer à l’entrisme de la « théorie du genre » dans ses écoles et aux revendications homosexualistes, elle n’en reste pas moins touchée par d’autres éléments qu’on ne peut qualifier de conservateurs. Le nombre de cas d’infections par le VIH a explosé dans les années 2000, se transformant en véritable fléau, en particulier dans les régions de la « Russie profonde ». Le manque de prévention, la faible couverture médicale, la propagande faisant du SIDA une « arme de guerre occidentale contre la Russie », sont en cause.
Si le nombre d’avortements a drastiquement baissé depuis la chute de l’URSS, la législation russe reste l’une des plus libérales d’Europe, autorisant l’opération sur demande jusqu’à la 12ème semaine de grossesse et ensuite sur indication médicale. Le taux d’avortement est toujours supérieur en Russie qu’en France.
Le taux d’homicides est plus important en Russie qu’en France ou aux Etats-Unis. En 2021, il y a eu 10 000 homicides en Russie pour 140 000 000 d’habitants alors qu’il y en a eu 730 pour 65 000 000 d’habitants en France et 23 000 pour 330 000 000 d’habitants aux Etats-Unis d’Amérique.
La Russie domine aussi pour ce qui est des divorces et des suicides. Le pays a beaucoup de mal à se sortir de la crise des années 1990. A noter que si cette situation est commune à tous les pays de l’ex-URSS et du bloc de l’est, ceux qui ont rejoint l’Occident ont pu se redresser plus rapidement.
Enfin, il est fondamental de rappeler que la symbolique et la rhétorique soviétiques sont toujours omniprésentes en Russie et que les autorités refusent de remettre en question leur passé totalitaire. Personne se disant conservateur ne peut cautionner le culte de Lénine, l’inauguration de bustes de Staline et de statues de Dzierzynski, l’emploi du drapeau et de l’étoile rouges dans l’espace public et la réhabilitation du pacte germano-soviétique.
II. „La Russie s’oppose à l’instauration du Nouvel Ordre Mondial”
.La Russie serait un rempart contre les velléités de George Soros, Klaus Schwab et de Bill Gates d’instaurer un totalitarisme mondialisé. Vladimir Poutine a pourtant participé au forum de Davos et il met en place dans son pays les instruments de contrôle de la population sur le modèle de la Chine. La Russie emploie en particulier les technologies de reconnaissance faciale dans l’espace public et dans les transports en commun. Plusieurs opposants ont pu être arrêtés après avoir été reconnus par des caméras dans le métro de Moscou. Ces technologies ont été utilisées à grande échelle durant la crise des restrictions sanitaires en 2020, les autorités russes faisant respecter le confinement et les limitations de sortie à l’aide de la reconnaissance faciale. Par ailleurs, certains magasins ont mis en place un système de paiement basé sur les mêmes outils : le visage du client est scanné à la caisse et son compte en banque débité automatiquement du montant des achats. Les craintes, justifiées, des partisans de la liberté sont déjà en cours de réalisation dans des pays comme la Chine ou la Russie.
La Russie fait de plus partie intégrante de l’ordre international actuel. Membre de l’ONU, de l’OMC, de l’OMS, d l’OSCE, sa candidatures à l’OCDE n’a été bloquée que récemment suite à l’invasion de l’Ukraine et elle a fait partie du Partenariat pour la Paix de l’OTAN.
III. „Nous avons humilié la Russie dans les années 1990”
.C’est l’un des éléments qui revient le plus souvent, et qui justifierait aux yeux des relais de la propagande pro russe les agissements de Moscou dans son ancienne sphère d’influence. L’Occident aurait « humilié » la Russie à la chute de l’URSS. En réalité, c’est tout l’inverse. La Russie a été intégralement préservée des conséquences de sa défaite et n’a jamais eu à payer pour ses crimes.
En règle générale, un pays vaincu est envahi par des armées étrangères, amputé de certains de ses territoires, en partie ou totalement occupé, subit des déplacements de populations ou doit payer des indemnités aux vainqueurs ou aux victimes. Tout cela a été infligé à l’Allemagne en 1945. Rien de tout cela n’a été infligé à la Russie en 1991. Par ailleurs, la Russie se choisit elle-même ses nouveaux dirigeants (non imposés par les Occidentaux), l’idéologie communiste et le soviétisme ne furent pas criminalisés comme le fut le nazisme et le militarisme allemands. La Russie essaya de maintenir par l’ingérence ou par la force son influence dans les anciennes républiques socialistes soviétiques, sans rencontrer d’opposition notable de la part de la communauté internationale, qui au contraire essaya de l’intégrer en son sein et au processus de mondialisation.
La crise qu’elle a subie au cours des années 1990 n’est pas la résultante d’une volonté malfaisante de la part de l’ouest, mais de l’état déplorable de l’économie russe qui sortait à peine de 70 ans de communisme. Par ailleurs, cette crise toucha tous les anciens pays du bloc de l’est, y compris les pays d’Europe centrale. Ces pays ne purent accélérer leur développement qu’à partir de leur adhésion à l’Union Européenne.
IV. „L’OTAN s’est étendue et constitue une menace pour la Russie”
.On entend souvent parler d’une « promesse » qu’aurait faite l’Amérique à la Russie de ne jamais étendre l’OTAN à l’Europe centrale et de l’est. Sauf qu’il n y’a aucune trace d’une telle promesse dans les documents officiels ou les déclarations des responsable politiques durant les négociations internationales lors de la chute de l’URSS. Tout au plus cet argument a pu être évoqué en coulisse, lors de négociations en 1990 sur l’avenir de l’Allemagne de l’est, mais sans donner lieu à quoique ce soit de concret.
Par ailleurs, une telle promesse, si elle avait été officielle, aurait impliqué que la Russie s’abstienne de toute ingérence et de toute menace à l’encontre de ses voisins. Elle a pourtant été un acteur fondamental de la plupart des conflits post soviétiques dans la région, que ce soit en Géorgie, en Moldavie, en Arménie ou en Asie centrale, et ce dès les premiers mois suivant la dislocation de l’Union Soviétique. Elle a en outre suscité des séparatismes armés, notamment en Moldavie, en Géorgie et en Ukraine. Voyant cela et dans ces conditions, les anciens pays du bloc de l’est demandent légitimement leur adhésion à l’OTAN, la Hongrie faisant même valider sa candidature par referendum.
Par la suite, la Russie a dénié le droit à l’Ukraine, à la Géorgie et à la Moldavie d’être des Etats souverains, les menaçant d’attaque en cas d’entrée dans l’Alliance. La France et l’Allemagne ayant refusé, au sommet de Bucarest en 2008, les candidatures de la Géorgie et de l’Ukraine, cette perspective était donc très improbable. Malgré cela, la Russie viola le Mémorandum de Budapest qui garantissait l’intangibilité des frontières ukrainiennes, attaqua l’Ukraine en 2014, annexa la Crimée et activa un soulèvement séparatiste dans le Donbass.
Les pays qui ont rejoint l’OTAN, quant à eux, n’ont plus été menacés par Moscou. Notamment les pays baltes, contre lesquels la Russie pourrait user des mêmes prétextes que ceux qui ont servi à envahir l’Ukraine : minorités russes « persécutées », territoires ayant appartenu dans le passé à la Russie, mouvements nationalistes antirusses, épisodes de collaboration avec les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, élargissement de l’OTAN… Les pays qui ont rejoint l’Alliance Atlantique vivent désormais en paix, tandis que ceux à qui l’adhésion a été refusée continuent à voir leur indépendance menacée militairement par Moscou.
V. „La Crimée a toujours été russe”
.C’est l’argument principal qui a été utilisé lors de la l’invasion russe de la Crimée en 2014. Cette région aurait « toujours » été russe, donc Moscou serait dans son bon droit de la « récupérer ». En réalité, Catherine II annexa cette région dans les années 1780, mettant fin à l’existence du Khanat de Crimée. La Russie s’emploiera par la suite à coloniser la Crimée, qui était peuplée de Tatars. Rapidement, ces derniers devinrent une minorité persécutée par les Russes puis déportée massivement sous Staline.
Si Khrouchtchev « donne » la Crimée à la RSS d’Ukraine en 1954, l’Ukraine, par geste de bonne volonté, laisse en place les descendants de colons russes à l’indépendance. La Russie reconnait définitivement en 1997 le rattachement de la Crimée à l’Ukraine, avec un statut de relative autonomie. Les institutions internationales reconnaissant la souveraineté ukrainienne sur la péninsule, les arguments du Kremlin violent donc non seulement la réalité historique, mais aussi le droit.
Enfin, l’argument de la durée historique est extrêmement dangereux, car il ouvre la possibilité à de nombreuses révisions territoriales, notamment en Europe. L’Allemagne serait alors „dans son bon droit”, par exemple, d’exiger „le retour” de la région de Königsberg/Kaliningrad/Królewiec, au détriment de… la Russie.
VI. „Les Ukrainiens commettent un génocide contre les russophones”
.La Russie a justifié l’invasion de l’Ukraine par la « nécessité de protéger les minorités russophones du Donbass ». L’Ukraine mènerait contre eux une politique de discriminations. Pourtant, la langue russe est parlée partout en Ukraine. C’est la langue de l’éducation, de la culture, des grandes villes. La plupart des Ukrainiens parlent ou comprennent le russe. Déclarer que la langue russe serait menacée en Ukraine est absurde. C’est uniquement le statut de langue officielle dans le Donbass qui a été concerné par la décision du gouvernement de Kiev de renforcer l’usage de l’ukrainien dans le pays. A un moment où la Russie menaçait déjà l’Ukraine d’invasion, mettre en avant l’identité ukrainienne du pays était essentiel. En effet, la Russie a une longue tradition de lutte contre les cultures des Etats qu’elle envahit et occupe. Ça a été le cas dans les pays baltes et en Europe centrale. Les Ukrainiens ont particulièrement été touchés tout au long du XIXème siècle et du XXème siècle. Malgré cela, après avoir recouvré leur indépendance en 1991, ils n’ont pas mené de guerre contre l’usage de la langue russe dans le pays, bien au contraire. La Russie, elle, a utilisé la russophonie pour susciter des séparatismes dans les région habitées par de nombreux colons et descendants de colons russes. Il parait dans ces conditions logique que l’Ukraine ait souhaité combattre cette arme de propagande.
Pour ce qui est d’un prétendu « génocide » commis contre les populations du Donbass, il s’agit là d’une manipulation. En 2014, les milices séparatistes pro russes, armées et financées par Moscou, déclenchent une insurrection contre les autorités ukrainiennes. Kiev réagit en envoyant des troupes afin de rétablir l’ordre. La guerre du Donbass débute, de nombreux bombardements ont lieu dans les principales villes de la région, que ce soit côté ukrainien ou côté séparatiste. Certains commentateurs affirment que l’Ukraine aurait « tué 14 000 russophones ». C’est faux. Dans ce chiffre, il y a 4 000 morts parmi les soldats ukrainiens, 5 600 morts parmi les séparatistes et 4 000 civils tués, dans les deux camps (selon un rapport de l’ONU). Sur une période de 8 ans, on ne peut réellement pas parler de génocide.
VII. „La Russie défend l’Europe contre l’immigration massive arabo-musulmane et africaine”
.La Russie serait notre rempart contre l’immigration arabo-musulmane et africaine. Il est assez surprenant d’entendre cet argument, étant donné l’importance de la communauté musulmane en Russie. On estime entre 8 et 20 millions le nombre de musulmans dans ce pays, en fonction des méthodes de calcul et de recensement. L’importance de la présence musulmane s’explique par la conquête russe de nombreux territoires turcophones dans le Caucase et en Asie centrale durant le XIXème siècle. La religion musulmane est la deuxième plus nombreuse en Russie après la religion orthodoxe. Certains oblasts sont majoritairement musulmans.
Par ailleurs, l’immigration en provenance d’anciennes république soviétiques musulmanes est importante en Russie : entre 100 et 300 000 personnes par an, principalement des Tadjiks, des Kazakhs, des Ouzbeks, des Azéris et des Kirghizes. On observe aussi un début d’immigration africaine, avec la présence de quelques milliers d’Egyptiens, de Maghrébins et de Nigérians.
Enfin, la Russie se sert depuis 2021 des flux d’immigration illégale afin de faire pression sur les frontières orientales de l’Union Européenne. Le Bélarus a poussé des milliers de clandestins du Moyen-Orient, notamment des Irakiens et des Syriens, vers la Lituanie et la Pologne. Ces deux pays ont été obligés de construire des clôtures de barbelés puis des murs afin d’empêcher les vagues de migrants d’entrer illégalement sur le sol européen. Depuis, les garde-frontières polonais bloquent quotidiennement des dizaines de tentatives de passage illégal de migrants africains et moyen-orientaux en provenance du Bélarus. Puis, ça a été le tour de l’Estonie et de la Finlande de subir des assauts de clandestins, acheminés sur place par les services russes.
Loin donc d’être un rempart contre l’islamisation de l’Europe, Moscou en est l’un des facteurs.
VIII. „La Russie est l’ennemie des régimes islamistes »
.Tout comme pour l’argument concernant l’immigration musulmane, celui concernant les régimes islamistes et faux. La Russie est alliée au régime des mollah iraniens, qui a déjà commandité des attentats terroristes en France. Elle s’est aussi beaucoup rapprochée du Pakistan en 2016 et 2017.
La Russie est adepte de la realpolitik. Sa diplomatie se fonde sur des intérêts purs et durs plutôt que sur des considérations d’ordre civilisationnel (sauf pour ce qui est de l’anti occidentalisme) et idéologique. Elle ne voit pas d’inconvénient à s’allier avec des régimes islamistes afin d’affaiblir un ennemi (ici, l’Occident). Ce qui remet en cause l’idée que la Russie serait un « bastion de la civilisation chrétienne et européenne». Le rôle de Moscou dans l’attaque terroriste du Hamas contre Israël en octobre 2023 est encore à étudier, mais la promptitude de ses appels „à la paix” et à un détournement de l’attention occidentale de l’Ukraine est pour le moins louche.
En plus de pays islamistes, la Russie est très proches d’Etats dictatoriaux ou totalitaires. Cuba, Venezuela, Chine, Corée du nord, Bélarus, Syrie. Là aussi, nous sommes très loin des « valeurs conservatrices et chrétiennes ».
IX. „La Russie est le champion de la lutte antifasciste”
.La droite française est habituée à subir perpétuellement les accusations de fascisme venant de la gauche, dans la ligne de la stratégie stalinienne de décrédibilisation de l’adversaire. Pour autant, elle ne semble pas se préoccuper que la Russie emploie la même méthode au niveau international, fascisant les pays qui s’opposent à son impérialisme. Les Polonais seraient des « suppôts du fascisme », les Ukrainiens des « néo-nazis en puissance », les baltes des « descendants de germano-nazis ».
L’URSS n’a pourtant pas hésité à s’allier au nazisme entre 1939 et 1941 pour se partager l’Europe centrale et collaborer économiquement avec Hitler. Elle n’a pas hésité à commettre des crimes atroces contre des pays et des peuples qui avaient combattu l’Allemagne nazie. Ayant remporté la Seconde Guerre mondiale, elle a pu imposer sa narration de « lutte antifasciste », avec l’aide de ses réseaux d’influence disséminés partout en Europe, notamment en France dans l’éducation et la culture.
La Russie d’aujourd’hui emploie les mêmes méthodes de gouvernement que les régimes communistes et fascistes : contrôle accru de la population, mainmise sur l’économie, rhétorique militariste, réhabilitation de criminels totalitaires…
X. „La Russie a effacé son héritage soviétique”
.Nombreux sont ceux qui nient ou minimisent l’importance de l’héritage soviétique en Russie. Contrairement à l’Allemagne qui a effectué un travail notable (mais volontairement partiel et inachevé) sur sa période nazie, la Russie n’en a jamais fait autant.
Pour commencer, les dirigeants de l’époque soviétique n’ont jamais été réellement inquiétés. La transition a même été plutôt douce, Boris Eltsine ayant été président du Soviet suprême de la république socialiste fédérative soviétique de Russie puis, immédiatement après, président de la Fédération de Russie. Le parti communiste est désormais la seconde force politique du pays et n’a jamais cessé d’être influent.
Les services secrets communistes sont restés plus ou moins en place (le FSB est issu d’une branche du KGB), l’exemple le plus manifeste d’absence de lustration étant Vladimir Poutine lui-même, officier du KGB ayant accédé à la présidence du pays.
La symbolique soviétique est toujours omniprésente en Russie. Drapeaux rouges, étoiles rouges, sont visibles partout dans l’espace public et dans les médias étatiques. La nostalgie de l’URSS n’est pas mal vue. Le mausolée de Lénine se situe sur la « Place rouge », au pied du Kremlin tandis que Staline est inhumé à la Nécropole du mur du Kremlin. En février 2022, quelques jours avant d’envahir l’Ukraine, Vladimir Poutine a fait inaugurer un buste de Staline à Volgograd (ancienne Stalingrad) pour célébrer les 80 ans de la bataille qui s’y déroula en 1942 contre les Allemands.
Dans l’éducation, l’histoire de l’URSS est systématiquement glorifiée, les crimes communistes sont niés ou minimisés, les épisodes de collaboration avec les nazis manipulés. Les organisations ayant pour objectif d’étudier les crimes soviétiques sont contrôlées ou fermées sous prétexte d’ « ingérence occidentale ». La rhétorique « antifasciste » est érigée en arme diplomatique, contre l’Ukraine ou la Pologne notamment.
L’économie n’a pas été libéralisée. De nombreux secteurs sont toujours sous le contrôle d’oligarques proches du pouvoir, comme dans la plupart des pays de l’ancienne URSS où la corruption est endémique. La population russe est victime d’inégalités importantes, héritées de l’époque socialiste, dans un pays qui bénéficie pourtant de richesses naturelles considérables.
XI. „Nous poussons la Russie dans les bras de la Chine”
.Le rapprochement entre Pékin et Moscou serait dû aux sanctions occidentales mis en place après l’invasion de l’Ukraine. En réalité, ce rapprochement date de la chute de l’URSS. Pendant des décennies, les relations sino-soviétiques étaient tendues, allant jusqu’à des conflits armés. Elles ont commencé à s’améliorer dès 1991. Le point décisif de ce rapprochement est l’année 2001, avec la signature du traité „d’amitié et de coopération” et la création de l’Organisation de coopération de Shanghai, visant à la coopération économique et militaire des pays de l’Asie centrale.
Quant au BRIC, groupe de pays « émergents » incluant le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine (dorénavant BRICS+ avec l’Afrique du sud et avec l’élargissement à plusieurs pays musulmans), ce concept existe aussi depuis 2001 et a été formalisé en 2009 au sommet de Iekaterinbourg.
Les relations entre la Russie et la Chine n’ont fait que s’accroître tout au long des années 2000 et 2010, dans une volonté de rivaliser avec les Etats-Unis et l’Europe., malgré quelques tensions au sujet de l’exploitation de la Sibérie.
Les sanctions occidentales n’ont donc pas « poussé la Russie dans les bras de la Chine ». Elle s’y trouvait déjà 20 ans auparavant, de sa propre volonté malgré que l’Occident ait essayé d’intégrer ces pays à sa vision de la mondialisation.
XII. „La Russie a été obligée d’agir en 2022 pour empêcher l’Ukraine d’entrer dans l’OTAN”
.C’est la justification principale de l’invasion russe en Ukraine. Moscou aurait été « contrainte et forcée » par les « velléités expansionnistes » de l’OTAN ainsi que par la volonté de « protéger les population russophones d’Ukraine ».
Il est évident qu’il ne s’agit là que d’un prétexte, l’Ukraine n’étant techniquement pas en mesure de rejoindre l’Alliance Atlantique. En effet, pour que cela se réalise, l’Etat candidat ne doit pas avoir de contentieux territoriaux avec un Etat non membre. Or, l’Ukraine était en conflit avec la Russie depuis 2014 au sujet de la Crimée et du Donbass. Par ailleurs, la candidature doit être validée par l’intégralité des membres de l’Organisation, ce qui n’était pas le cas étant donné le refus de la France et de l’Allemagne depuis 2008. L’accession de l’Ukraine à l’OTAN n’était donc pas à l’ordre du jour et la Russie le savait. De plus, dans tous les cas cela ne justifiait pas une invasion à grande échelle.
Par ailleurs, les objectifs de guerre russes ne semblent pas indiquer une simple volonté de protection de populations. Sergey Tsekov, membre de la commission des affaires étrangères du Conseil de la Fédération de Russie, envisage l’annexion des régions d’Odessa, de Nikolaev et de Kherson, tandis que Piotr Tolstoï, vice-président de la Douma, a déclaré : « Nous devons aller jusqu’à la frontière polonaise ».
Dans l’histoire, la Russie a toujours souhaité conquérir ces terres. C’était déjà le cas au XVIIème siècle, époque à laquelle les Etats-Unis et l’OTAN n’existaient même pas encore. Le Donbass et la Crimée faisant partie intégrante de l’Ukraine à la chute de l’URSS, la Russie cherche le moyen depuis 30 ans d’y réintroduire sa présence, dans une optique pluriséculaire de poussée vers l’ouest qui n’est en rien liée aux actions de l’Occident.
Nous pouvons observer aussi une volonté de « bélarussiser » l’Ukraine. Dimitri Medvedev, vice-président du Conseil de sécurité de Russie et ancien président et Premier ministre du pays a annoncé qu’aucune négociation n’était possible tant que le président ukrainien Volodymyr Zelensky serait en place. Le premier axe d’attaque russe était Kiev, l’objectif étant une conquête rapide de la capitale ukrainienne à des fins de « dénazification » et de « démilitarisation ». La Russie aurait donc installé un gouvernement fantoche soumis à la Russie, comme c’est le cas dans le Bélarus d’Alexandre Loukachenko. Ici aussi, nous sommes loin des prétendues préoccupations au sujet de l’OTAN et des descendants de colons russes.
La Russie espère reconstituer sa sphère d’influence qui lui a échappé en 1991. Elle travaille dans ce sens depuis le tout début des années 1990. L’accession des pays d’Europe centrale des Etat baltes à l’OTAN et à l’UE a été vécue comme une défaite par Moscou et il a été décidé de tout faire pour empêcher la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine de pouvoir choisir librement le cours de leur géopolitique. Jusqu’à présent, l’Occident laissait la Russie imposer ses lignes rouges et manœuvrer pour renforcer son influence parmi les anciennes républiques socialistes soviétiques, mais l’invasion de l’Ukraine en 2022 a finalement été jugée excessive par les Etats-Unis et l’Union Européenne.
XIII. „La Russie est notre allié naturel et historique”
.Il est souvent entendu que la France et la Russie seraient de « traditionnels alliés ». C’est inexact. La première manifestation d’une alliance franco-russe est la guerre de Sept ans en 1756, alors que jusque-là la France était plus proche de la Pologne. Le retrait de la Russie en 1762 précipitera la défaite de la France.
La Russie est ensuite l’ennemie de la France durant la Révolution et les guerres napoléoniennes, puis durant la guerre de Crimée en 1854. Ce n’est qu’après cela qu’une alliance sera envisagée afin de contrer la montée en puissance de la Prusse puis de l’Allemagne unifiée.
En 1917, la Russie quitte à nouveau l’alliance, ce qui provoque une intensification des offensives allemandes dans le nord de la France au printemps 1918. La Révolution bolchévique est une menace pour la stabilité de l’Europe affaiblie par la Première Guerre mondiale et la France intervient à plusieurs reprises contre la Russie rouge entre 1918 et 1921, notamment aux côtés de la Pologne. Le capitaine de Gaulle militera pour le renforcement de l’alliance franco-polonaise contre l’entente germano-russe.
En 1939, l’URSS s’allie effectivement à l’Allemagne nazie et les deux dictatures totalitaires envahissent la Pologne, alliée de la France. Ce n’est qu’à l’été 1941 que Hitler contraindra Staline à rejoindre les Alliés.
Enfin, la France, faisant partie de l’UE et de l’OTAN, se trouve naturellement dans un camp opposé à celui de la Russie et de sa doctrine eurasiatique. Malgré les nombreux échanges commerciaux, les intérêts stratégiques sont divergents. La Russie n’a donc pas souvent été l’alliée de la France dans l’histoire, et elle s’est même montrée être un partenaire peu fiable à plusieurs reprises (1762, 1812, 1917, 1939).
XIV. „La Russie est légitime dans ses actions car l’Ukraine et l’Occident ont violé les Accords de Minsk”
.Les Protocoles de Minsk de 2014 et 2015 sont régulièrement cités par la propagande pro-russe afin de présenter la Russie comme victime d’un complot occidental contre elle. L’Ukraine aurait violé à de nombreuses reprises les Protocoles en bombardant le Donbass et les populations civiles y habitant.
Pourtant, les Accords ne prévoient aucune indépendance pour le Donbass. Tout au plus une décentralisation et une autonomie relative sous contrôle du parlement ukrainien. L’autorité légitime de Kiev devait être réinstaurée sur l’ensemble du territoire des oblasts de Donetsk et de Lougansk, et les milices séparatistes ainsi que les troupes et le matériel russes devaient être évacués d’Ukraine. Après avoir repris le contrôle de la région, l’Ukraine devait y organiser des élections sous contrôle de l’OSCE (à laquelle appartient la Russie).
Cependant, dès les premiers jours de l’entrée en vigueur du Protocole de Minsk 1, les séparatistes, refusant de désarmer et d’évacuer le Donbass, lancent au contraire une attaque visant à prendre l’aéroport de Donetsk. Les combats reprennent donc et les deux camps se rejettent la responsabilité. Tous les autres points des Accords sont inapplicables si le principal, le désarmement des milices séparatistes insurrectionnelles et le retour de l’autorité légitime ukrainienne, n’est pas assuré. La Russie, protectrice des séparatistes du Donbass, est donc tout autant voire davantage responsable que l’Ukraine du non-respect des Protocoles de Minsk.
La Russie est un pays qu’on ne peut comprendre avec notre pensée occidentale et auquel on ne peut appliquer nos critères idéologiques comme le conservatisme ou le libéralisme. C’est une civilisation différente, qui a vécu des siècles hors des standards de notre pensée. Un pays dans lequel l’occupation mongole pendant deux siècles a laissé des traces importantes dans la façon d’exercer le pouvoir et de traiter les populations civiles. La doctrine eurasiatique, qui a été popularisée en Europe par le théoricien politique Alexandre Douguine, prospère dans certains cercles de la droite française car elle se positionne en opposition au monde atlantique anglo-saxon. La Russie est très loin d’être un paradis conservateur et chrétien. L’Eglise orthodoxe y est manipulée par le pouvoir et en même temps la nostalgie du soviétisme y est cultivée. Certains milieux conservateurs français et européens cèdent à une vision idyllique de la Russie, véhiculée par des réseaux d’influence extrêmement actifs et efficaces, sans doute par convenance anti-américaine qui peut être justifiée sur certains points comme la lutte contre le progressisme extrême (« woke ») ou l’ingérence américaine dans les affaires intérieures et économiques européennes.
.Il est regrettable que la droite française, qui sait pourtant être lucide sur les nombreux dangers qui menacent notre civilisation, ignore et méprise de façon ostentatoire les avertissements des pays d’Europe centrale (qui eux peuvent être davantage qualifiés de conservateurs) sur les projets russes de reconstitution de sa sphère d’influence, par la force s’il le faut. Cette croyance que la France doit être une puissance neutre et « d’équilibre », qui valide les conquêtes de la Russie en Europe de l’est afin de vouloir se positionner exprès contre les Etats-Unis par défiance, est en contradiction avec sa tradition géopolitique qui consiste justement à protéger l’Europe centrale des impérialismes allemand et russe. La France ayant abandonné ce rôle à la chute de l’URSS, croyant naïvement que la Russie accepterait d’intégrer la civilisation occidentale, ce sont les Etats-Unis et l’OTAN qui ont répondu présent au besoin de protection de l’Europe centrale.
La droite française en veut donc à l’Amérique d’avoir saisi l’espace que la France avait volontairement délaissé et réagit avec encore plus d’antiaméricanisme et d’alignement sur la rhétorique du Kremlin. C’est une illustration remarquable de la célèbre phrase de Bossuet : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ».
Nathaniel Garstecka