Le Traité de Versailles, conclu avec l’Allemagne, et les traités de paix signés avec les autres empires centraux instaurèrent un nouvel ordre européen. Un ordre partiel, car excluant l’Europe centrale et orientale. Les puissances alliées – Grande-Bretagne, France, USA, Italie – n’étaient pas en mesure d’assurer la victoire des « blancs » face aux « rouges » en Russie ni celle de la Grèce dans le conflit qui l’opposait à la Turquie. Elles ne disposaient pas non plus d’instruments suffisamment efficaces afin de trancher les questions les plus délicates, y compris celle concernant le tracé des frontières en Europe centrale et orientale.
Comme les puissances alliées voulaient préserver l’intégralité de la Russie, il était clair qu’elles s’opposeraient à toutes aspirations d’indépendance des nations vivant aux confins ouest de l’empire des Romanov. Ainsi, durant de longs mois, elles mirent leur véto à l’idée de créer des États indépendants dans la partie est du bassin de la Baltique ; ne donnèrent pas le feu vert aux ambitions indépendantistes des Ukrainiens, des Biélorusses et des nations du Caucase ; firent barrage aux aspirations territoriales des Polonais à l’est, donnant leur accord à l’incorporation à la République polonaise renaissante d’une partie seulement de l’ancien Royaume de Pologne et fixant sa frontière est sur le Boug. Conséquence directe : environ cinq millions de Polonais allaient être laissés de l’autre côté de la frontière.
Les « blancs » russes perdirent la guerre face aux « rouges », et les alliés avec eux. Victorieux, les « rouges » se voyaient comme héritiers légitimes de l’ancienne Russie, mais leur vision d’un nouvel État différait considérablement de celle promue par les « blancs ». La nouvelle Russie devait être un État fédéral, composé de républiques soviétiques nationales, dirigées par le parti bolchévique. Or, ces nations (Lituaniens, Lettons, Estoniens) refusèrent ce qu’on leur imposait et décidèrent de former leurs propres États nationaux, quitte à affronter (d’ailleurs très efficacement) les troupes de l’Armée rouge. Les hostilités furent interrompues en 1920, avec la signature de traités de paix avec Moscou.
Piłsudski, chef des armées polonaises, espérait la création à l’est d’États nationaux tels que la Lituanie ou l’Ukraine qui deviendraient par la suite alliés de la Pologne. De même, pour les Azéris, les Géorgiens et les Arméniens, avant que, entre 1920 et 1921 l’Armée rouge n’envahisse ces républiques caucasiennes indépendantes.
La Lituanie n’était pas intéressée par une alliance avec la Pologne, à la différence de la République populaire ukrainienne avec l’ataman Petlioura à sa tête. En avril 1920, la Pologne signa avec lui un pacte politique et militaire. Cependant, les alliées ne reconnurent pas cette nouvelle entité et s’opposèrent à ce qu’elle soit admise au sein de la Société des Nations. Hormis la Pologne, seules la Finlande et la Lettonie jugèrent légitimes les aspirations indépendantistes des Ukrainiens. La capitale de ce nouveau pays devait se trouver à Kiev. Pour le rendre possible, les forces alliées polonaises et ukrainiennes, soutenues par des pilotes volontaires américains, se lancèrent à l’assaut de la ville. L’opération militaire entamée le 25 avril 1920 se conclut par un succès et ceci en l’espace de quelques jours à peine. Kiev fut prise, permettant ainsi l’installation là-bas des nouvelles autorités ukrainiennes.
Le directoire bolchévique créa la République soviétique d’Ukraine, avec Kharkiv pour capitale, et décida de reprendre Kiev. Il envoya sur le front entre autres l’armée de cavalerie de Boudienny. Sa force de frappe fut telle que les forces alliées durent quitter Kiev et la partie centrale de l’Ukraine. En août, la cavalerie soviétique approcha Lviv, la plus importante ville dans cette partie de la Pologne. Au départ, le directoire soviétique projetait de diriger les armées manoeuvrant en Ukraine vers le nord-ouest, en direction de Brest et puis de Varsovie, afin de mettre en tenaille le gros des forces polonaises. Mais l’appétit leur venait en mangeant.
Fin juillet 1920, enivrée de ses succès, la Russie parvint à la conclusion que les troupes manoeuvrant au nord-est de Varsovie étaient suffisamment puissantes pour vaincre l’armée polonaise. Considérant la Pologne à bout de réserves et presque battue, les bolchéviques crurent à une victoire imminente. Comme étape suivante, ils projetaient de révolutionniser les masses populaires en Europe centrale et du sud. Mais, ils se ravisèrent, dont témoigne une lettre de Lénine datée du 23 août 1920 adressée à Staline : « Zinoviev, Boukharine et moi considérons également que la révolution doit être, sans plus attendre, renforcée en Italie. Je crois personnellement que, pour le rendre possible, il faut d’abord soviétiser la Hongrie, mais aussi la Tchécoslovaquie et la Roumanie. » Staline était du même avis. Idem pour Boudienny, qui s’apprêtait déjà à defiler dans la ville de Lviv. Mais il n’en fut rien car Lviv résista et les troupes de Boudienny furent contenues par l’armée polonaise, pour être finalement battues.
L’armée rouge opéra également sur le front du nord. Le 4 juillet 1920, ses quatre armées, dirigées par Toukhatchevski, prirent la direction de l’ouest. En l’espace de quelques jours seulement, elles pulvérisèrent plusieurs unités polonaises, beaucoup plus faibles, pour continuer ensuite leur avancée triomphale. Mais, plus le front rétrécissait plus les troupes polonaises, flanquées d’unités cosaques, biélorusses et russes, leur opposaient une résistance farouche. Ajoutons que ces alliés étaient très valeureux et loyaux envers le commandement polonais. Ainsi, des deux côtés du front, combattaient des soldats originaires d’un seul et même territoire et État, donnant à cette guerre la dimension d’un combat idéologique.
Le 11 août 1920, Toukhatchevski donna l’ordre d’attaquer Varsovie. Sûr de son exploit, il permit de divulguer la nouvelle de la prise de la ville, ce qui fut relayé non seulement par les journaux soviétiques mais aussi par quelques titres de presse européens.
Le 13 août commença la bataille, connue désormais comme la bataille de Varsovie. Elle sera considérée comme l’une des plus importantes batailles dans l’histoire de l’humanité. Entre les 13 et 16 août, les troupes polonaises parvinrent à stopper les attaques des Russes. Les combats furent particulièrement farouches, et la victoire d’un ou de l’autre camp tenait à un fil.
Ces journées de combat marquèrent un tournant psychologique. D’un côté, l’armée polonaise, renforcée par des milliers de volontiers, comprit qu’il lui était interdit de reculer, qu’elle devait combattre l’ennemi et le vaincre, et de l’autre, les troupes soviétiques, surprises par une résistance si forte, perdirent la foi en une possible prise de Varsovie.
L’Armée rouge espérait trouver un soutien auprès des ouvriers polonais, mais en vain. Même les travailleurs agricoles ne voulaient pas se joindre aux troupes de l’envahisseur. Certes, on mit sur pied une Armée rouge de Pologne, mais faute de volontaires, on dut la dissoudre. Ni les Polonais, ni les Juifs ne voulaient soutenir les structures de l’État soviétique polonais naissant. À Białystok, les communistes polonais annoncèrent l’instauration d’un comité révolutionnaire temporaire avec à sa tête Marchlewski et Dzerjinski. Il tenta de mettre en place dans la région des comités révolutionnaires locaux, mais sans réussite. Espérant reprendre le pouvoir à Varsovie, les leaders du comité se joignirent à l’Armée rouge, mais durent faire vite demi-tour.
Le 16 août commença l’offensive polonaise. Menée par Piłsudski en personne, elle permit de vaincre et de repousser les troupes soviétiques. Le 23 août, la bataille de Varsovie fut terminée, mais la guerre continuait toujours. Quelques semaines plus tard, l’armée polonaise réitéra sa victoire sur les troupes soviétiques, cette fois-ci dans la bataille de Niémen. En octobre 1920, une trêve fut signée, délimitant une frontière provisoire entre les belligérants. En mars 1921, fut conclu à Riga un traité de paix qui mit définitivement fin à la guerre, pour, en même temps, clore le chapitre de la création du nouvel ordre européen. La paix ne durera que 18 ans, car en 1939 l’Union soviétique attaquera de nouveau la Pologne et ensuite les pays voisins.
La guerre polono-bolchévique souleva une opposition dans les masses ouvrières d’Europe et du monde. On se solidarisait avec « le premier pays des ouvriers et des paysans ». On croyait que la Russie deviendrait le paradis sur terre pour les opprimés et les humiliés. Des milliers de manifestants descendaient dans les rues de villes européennes, en exigeant que « la Pologne des seigneurs » soit punie. Certains intellectuels européens soutenaient Moscou par la parole et par les gestes, en voyant dans la guerre défensive que menaient les Polonais une injustice flagrante et en accusant la Pologne d’impérialisme et d’agressivité. Déjà en 1919, une grande partie de l’opinion publique internationale se rangeait du côté des bolchéviques. Et ce n’était pas que les communistes de la IIIe Internationale, mais de nombreux citoyens soucieux de la paix. Il est clair qu’une telle ambiance ne pouvait pas ne pas avoir d’impact sur la politique des gouvernements d’Europe occidentale et centrale. Certains allèrent jusqu’à défendre ne serait-ce que le passage à travers leurs territoires de transports d’armes et de munitions en direction de la Pologne. Les alliés ne fournirent aucune aide militaire à la Pologne, en se limitant à y envoyer quelques généraux expérimentés dont Maxime Weygand, mais leur aide ne se concentrait que sur des questions techniques et tactiques.
Moscou estimait que la prise du pouvoir par les communistes dans les pays d’Europe centrale et occidentale allait garantir la pérennité du pouvoir soviétique en Russie. C’est pourquoi, ayant dominé les « blancs », les bolchéviques misaient sur une attaque en direction de l’ouest et du sud. Toute l’Europe devait être « rouge ». En été 1920, cela semblait une perspective réaliste. Quels étaient au juste les plans de Moscou, une fois la Pologne vaincue ? La Russie envisageait-elle d’attaquer l’Allemagne et dans un deuxième temps le reste de l’Occident ? Oui et non. La décision définitive de poursuivre la marche à travers l’Europe allait dépendre de la situation révolutionnaire sur le continent. Heureusement pour Moscou, la guerre polono-bolchévique fit soulever la vague révolutionnaire à son plus haut niveau depuis l’automne 1918. Si une révolution avait éclaté de nouveau en Allemagne, l’Armée rouge se serait sans doute présentée là-bas – avec de bonnes chances d’en sortir gagnante. La désorganisation de l’État allemand provoquée par une révolution communiste aurait ouvert la voie à la prise de Berlin. Si des révolutions avaient éclaté en Hongrie, en Autriche, en Italie, conformément aux ordres du Kremlin, l’Armée rouge, après la prise de Lviv, se serait lancée à l’assaut de Budapest, Vienne et Milan. Il aurait été difficile d’imaginer les troupes alliées, harassées par le conflit 1914-1918, faire barrage à une Armée rouge lancée à toute allure, renforcée de ses homologues nationales – allemande, polonaise, hongroise et autrichienne – et puisant à pleines mains dans les réserves d’armements de ces pays-là. Par contre, si chacun de ces pays avait échappé à une révolution, Moscou ne se serait sans doute pas décidée à ouvrir les hostilités. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la dépêche envoyée en août à destination de Berlin, dans laquelle Moscou affirmait vouloir respecter l’ancien tracé des frontières et rendre à l’Allemagne les territoires prussiens que la Pologne avait reconquis en vertu du Traité de Versailles.
Si l’Armée rouge était sortie vainqueure de la bataille de Varsovie, le sort des républiques nationales des bords de la Baltique aurait été plié. Les élites des pays baltes voulaient évidemment croire que les traités de paix avec la Russie « rouge » leur garantissaient la liberté et la souveraineté pour de longues années à venir, mais en réalité il en était tout autrement. Des documents d’archives rendus publics par la Russie après 1991 ne laissent aucun doute là-dessus : tous les États de l’est de la Baltique devaient être supprimés. Ce qui leur garantit l’indépendance pour presque vingt années à venir, ce fut la victoire polonaise aux portes de Varsovie et puis sur les rives de Niémen.
.Avoir triomphé sur les bolchéviques fut pour beaucoup en Pologne une surprise car il y avait des gens qui ne voulaient pas croire que l’armée polonaise était encore capable d’aussi grands exploits. C’est pourquoi dans notre historiographie on appelle souvent la bataille de Varsovie « Miracle de la Vistule », tout comme la bataille de Paris de 1914 était autrefois appelée « Miracle de la Marne ».
Andrzej Chwalba