Prof. Andrzej NOWAK: Katyn 1940 – reset 2025 ?

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Prof. Andrzej NOWAK

Historien, soviétologue, membre du Conseil national de développement. Maître de conférences à l'université Jagellon. Professeur titulaire à l'Institut d'histoire de l'Académie polonaise des sciences. Lauréat du prix Lech Kaczyński, Chevalier de l'Ordre de l'Aigle Blanc.

Ryc.Fabien Clairefond

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Les populations de ma partie de l’Europe, celle située entre la Russie et l’Allemagne, ont leurs raisons de rappeler, à un moment aussi important, certains faits gênants pour une telle tentation du reset.

.Nous trouvons-nous à l’aube d’un nouveau reset avec la Russie de Poutine ? Est-ce vers cela que fonce le président américain, en engageant des négociations avec Moscou sur les conditions de paix avec l’Ukraine ? Et une fois la paix revenue, l’Allemagne sera-t-elle tentée par la perspective d’un retour à l’« âge d’or » d’avant la guerre, lorsqu’elle s’approvisionnait en gaz bon marché auprès de la Russie et que les exportations importantes de son industrie vers la Chine passaient par ce pays ? La France reviendra-t-elle à la rhétorique de la « mort cérébrale de l’OTAN » et à son amour sempiternel pour la « Russie éternelle » ? Et ces deux pays les plus puissants de l’Union européenne accepteront-ils enfin l’invitation du Kremlin à une revanche géopolitique contre les « maudits Yankees » qui ont déjà humilié à deux reprises la « vieille Europe », la sauvant d’elle-même lors des Première et Seconde Guerres mondiales ?

Les populations de ma partie de l’Europe, celle située entre la Russie et l’Allemagne, ont leurs raisons de rappeler, à un moment aussi important, certains faits gênants pour une telle tentation du reset. Les Ukrainiens ont désormais l’obligation de rappeler ce qui s’est passé il n’y a pas si longtemps à Boucha – les crimes de masse commis par les soldats de Poutine lors de la « libération » de la région de Kiev, ou le sort de milliers d’enfants de l’est de l’Ukraine kidnappés et emmenés au plus profond de la Russie lors de cette « libération ». Plusieurs pays d’Europe de l’Est – Finlande, Lituanie, Lettonie, Estonie, Pologne, Roumanie – ont le devoir de de rappeler constamment cet acte politique ouvrant la voie à Hitler pour déclencher la Seconde Guerre mondiale et permettant à Staline de s’accaparer, main dans la main avec les Allemands, les terres et les populations de ces mêmes pays : le pacte Ribbentrop-Molotov du 23 août 1939, qui, dans un protocole secret entre les deux États criminels, délimitait le partage de l’Europe de l’Est.

Les frontières des annexions réalisées à la suite de ce pacte par l’empire de Staline furent ensuite approuvées par ses nouveaux alliés occidentaux, Churchill et Roosevelt. Les leaders du monde libre piétinèrent ainsi les principes de la Charte de l’Atlantique initiée quatre ans plus tôt par eux-mêmes. Son deuxième point interdisait toute modification territoriale sans le consentement des nations concernées. Le troisième indiquait que tous les peuples ont le droit de choisir leur propre forme de gouvernement et que devrait être restaurée l’indépendance de tous les États qui en furent privés pendant la guerre. Ce principe fut enterré lors de la conférence de Yalta des Trois Grands en février 1945. En particulier, le président américain Roosevelt ne fit rien pour ne serait-ce que limiter à Staline la possibilité de soviétiser la Pologne et les autres pays – de l’Estonie à la Bulgarie – occupés alors par l’Armée rouge.

Ce que signifie l’intervention d’une armée pour étendre la domination géopolitique de Moscou sur la base d’accords avec des partenaires qui divisent l’Europe de l’Est en zones d’influence – cela fut démontré de la manière la plus frappante par l’expérience de la partie orientale de la Pologne, « libérée » de cette manière par l’Armée rouge en septembre 1939. Et la Pologne a le devoir de rappeler cette expérience. Celle que résume, bien sûr sans l’exprimer dans son intégralité, le mot Katyn.

Il s’agit d’un point sur la carte, près de Smolensk, à mi-chemin entre Moscou et Minsk. L’un des lieux où, sur ordre des autorités soviétiques, le crime de génocide fut commis en avril 1940 contre l’élite de la nation polonaise. Après l’agression soviétique contre la Pologne en septembre 1939, plusieurs milliers d’officiers polonais furent faits prisonniers. La plupart d’entre eux étaient des officiers de réserve appelés sous les armes à la dernière minute. Dans la vie civile, ils étaient enseignants, médecins, avocats, artistes et fonctionnaires. Staline décida de couper cette tête de la Pologne pour lui en souder une nouvelle, composée de ses agents et de marionnettes obéissant à son dictat. Le 5 mars 1940, le Politburo du Comité central du Parti bolchevique, dirigé par Staline, ordonna d’abattre tous ces prisonniers. La décision scella le sort de 14 736 « anciens officiers » détenus dans les camps de prisonniers de guerre.

Le Politburo décida également d’abattre la plupart des plus de 11 000 « contre-révolutionnaires » arrêtés dans les territoires occupés de l’est de la Pologne. C’est cette décision qui fut mise en œuvre dans le cadre de l’opération baptisée Katyn, du nom du lieu où des fosses communes furent découvertes en 1943. Katyn, ainsi que Kharkiv et Tver, ne furent révélés comme lieux d’exécution qu’après 1989 – ce sont les trois principaux lieux de ce crime, où un total de 22 000 personnes furent assassinées. Les Allemands faisaient à cette époque, ajoutons-le, la même chose dans la partie de la Pologne qu’ils occupaient. Dans le cadre de l’« Intelligenzaktion », ils tuèrent des dizaines de milliers de représentants de l’élite polonaise lors d’exécutions de masse à partir de 1939. Lorsqu’en 1943 les fosses communes d’officiers polonais exécutés furent découvertes près de Smolensk, et qu’une commission spéciale de la Croix-Rouge établit hors de doute que cet acte fut commis par les Soviétiques en 1940, Staline non seulement le nia, mais accusa les Polonais et leur gouvernement légal en exil à Londres de… collaborer avec les fascistes.

Nos partenaires occidentaux n’étaient-ils pas au courant de ce crime et de ses auteurs ? Ils savaient.

Le président Roosevelt fut pleinement informé par son envoyé spécial dans les Balkans, George H. Earle. Mais, comme Churchill, il refusa de reconnaître ce fait. Staline lui-même le lui rappela : lors de la conférence de Téhéran en novembre 1943, il lança une suggestion importante à ses collègues anglo-saxons : « Et si on tuait 50 à 100 000 officiers allemands ? C’en serait fait des Allemands… » Roosevelt et Churchill n’y réagirent pas.

Pourquoi devrions-nous nous en souvenir aujourd’hui, 80 ans plus tard ? Non pas pour contredire les lois brutales du soi-disant réalisme politique. Si on veut vraiment arrêter l’effusion de sang – pas la nôtre, mais celle des Ukrainiens agressés – on doit soit assurer leur victoire rapide et incontestée, soit parvenir à un accord avec l’agresseur afin de négocier ensemble les termes d’une trêve – avec l’Ukraine, bien sûr, à la table des négociations, et pas sur celle-ci. Il ne faut cependant pas confondre agresseur et partenaire, ni permettre qu’un gros mensonge soit imposé comme l’une des conditions d’un tel arrangement. Le grand mensonge consiste à effacer la responsabilité des crimes, la mémoire des victimes – mais aussi la mémoire des coupables. Pourquoi est-ce important ? Parce que cette mémoire exprime la vérité sur l’essence du régime qui a malheureusement corrompu les générations successives en Russie : un régime fondé sur l’agression envers ses voisins, la haine cachée ou ouverte (le plus souvent ouverte) de l’Occident et le désir constant de le briser, tranche par tranche. « Rendez-nous un morceau de vérité, un morceau de mémoire, un morceau d’Europe de l’Est, puis d’Europe centrale, donnez-vous à nous enfin tout entiers – et nous vous aiderons à vous défendre contre cette terrible Amérique… » Voilà à quoi ressemble cette « tactique du salami ».

Quand, pendant une conférence à Munich en février 2007, Poutine annonçait une nouvelle guerre froide avec l’Occident, et qu’en août de l’année suivante il envahissait la Géorgie, le président polonais Lech Kaczyński tentait de réveiller l’Europe plongée dans un reset. À l’occasion du 70e anniversaire du massacre de Katyn, il a voulu utiliser ce lieu de mémoire pour rappeler non seulement le fait que le massacre a bien eu lieu, mais aussi les conséquences désastreuses du mensonge visant à dissimuler les crimes et même à en transférer la responsabilité sur les victimes. Or, lui et la délégation officielle polonaise, composée de 96 personnes au total, n’ont pas pu se rendre à la cérémonie prévue à Katyn. Le 10 avril 2010, son avion s’est écrasé près de Smolensk dans des circonstances qui n’ont toujours pas été définitivement élucidées. Le gouvernement polonais de l’époque, dirigé par Donald Tusk, qui était alors pleinement engagé (avec la chancelière Merkel) dans le reset avec Poutine, a accepté la version des faits établie par une commission nommée par le dictateur russe : une commission des meilleurs spécialistes dans le domaine du mensonge.

.Cela n’a apporté rien de bon. Une voie à de nouvelles agressions de la part de Poutine a été ouverte. Les négociations politiques ne peuvent pas signifier un reset de la mémoire, un compromis entre la vérité et le mensonge, car un tel compromis n’a pour résultat que le succès du mensonge et le renforcement l’agresseur. C’est le cri que s’élève toujours et encore des fosses de Katyn.

Andrzej Nowak

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 10/04/2025