
Le centre de gravité de l'Europe se déplace vers l'Europe centrale et orientale
La rationalité est du côté des dirigeants de l’Europe centrale, notamment de la Pologne – dit Guy MILLIÈRE
Nathaniel GARSTECKA: – La récente visite du Président ukrainien Volodymyr Zelensky à Varsovie a confirmé le rôle moteur de la Pologne dans le soutien à l’Ukraine. Quelles sont les conséquences de l’invasion de ce pays par la Russie sur l’équilibre des forces en Europe?
Prof. Guy MILLIÈRE: – L’invasion de l’Ukraine par la Russie est, présentement, pour Poutine, un échec presque complet. Poutine voulait renverser le gouvernement ukrainien et remplacer Volodymyr Zelensky par un homme à sa solde. Il a échoué, et son armée s’est enlisée dans les parages de Kiev et a dû se replier dans le Donbass. Le gouvernement ukrainien est toujours en place, et Volodymyr Zelensky a pris la dimension d’un héros et d’une incarnation de la résistance à l’oppression. Poutine voulait procéder à une démonstration de force. Il n’a réussi qu’à montrer que son armée était déficiente et n’était en rien la deuxième armée du monde.
Poutine voulait diviser l’Europe et affaiblir l’OTAN. L’Europe, quand bien même certains dirigeants européens ont été initialement tentés par l’apaisement, est restée unie, et l’OTAN est apparue clairement comme l’organisation de défense indispensable à la sécurité de l’Europe. En ayant fait commettre à son armée des crimes de guerre, Poutine est en supplément apparu être un criminel de guerre et est devenu un paria sur la scène internationale. Il peut encore se rendre en Chine, en Iran, en Corée du Nord et en Biélorussie, mais l’essentiel du reste du monde fait de lui une persona non grata. Poutine, enfin a perdu les principaux acheteurs de matières premières énergétiques russes, les pays européens, ce qui est en train d’affaiblir considérablement l’économie russe.
Si je ne parle pas d’échec complet pour Poutine, c’est parce que l’armée russe a perpétré des destructions massives, matérielles et humaines, en Ukraine, et qu’il faudra du temps pour que l’Ukraine se relève. Tout cela signifie qu’il y a en Europe une puissance agressive, destructrice, dictatoriale, menaçante. Et quand bien même cette puissance est très affaiblie car ses pertes en matériel militaire et en hommes sont considérables, cette puissance est là. L’impératif devrait être de la mettre hors d’état de nuire, mais si cet impératif est énoncé par Volodymyr Zelensky et par les dirigeants polonais, il ne l’est pas, ou de manière atténuée et fluctuante chez des dirigeants d’Europe occidentale tels que Macron et Olaf Scholz.
On peut dire dans ces conditions que l’Europe se trouve renforcée, et discerne qu’elle a un ennemi et ne doit pas baisser la garde. Les dépenses militaires en Europe augmentent. L’illusion d’entrée dans un monde sans guerre s’est dissipée pour le moment. Au sein même de l’Europe, il est clair que la lucidité est du côté des dirigeants d’Europe centrale, et en particulier du côté des dirigeants polonais. La lucidité existe aussi en Finlande et en Suède, et la Finlande a rejoint l’OTAN, la Suède devrait suivre. Elle existe au Royaume-Uni. Elle est bien moins présente en France et en Allemagne, et les dirigeants français et allemands imaginent encore qu’il est possible de signer un accord avec Poutine, et que si des concessions doivent être faites à Poutine pour qu’un accord soit signé, des concessions devront être exigées de l’Ukraine.
– La France et l’Allemagne ont tardé à s’engager dans l’aide militaire à l’Ukraine. Ces deux pays mettent en avant leurs intérêts économiques et politiques avec la Russie. Comment l’analysez-vous?
– La France est un pays dont les dirigeants ont longtemps pensé qu’ils pouvaient s’entendre avec Poutine, et Macron a reçu Poutine à Paris de manière fastueuse et amicale en mai 2017. Macron est allé plusieurs fois à Moscou en janvier-février 2022, en imaginant qu’il pouvait dissuader Poutine d’entrer en guerre. Il a échoué, ce qui était prévisible, mais il continue à penser qu’un accord avec Poutine est possible, et il vient de se rendre en Chine en imaginant pouvoir influencer Xi Jinping et le pousser à convaincre Poutine de se conduire raisonnablement, et il a échoué encore, ce qui était prévisible, là encore.
La diplomatie française est marquée, d’une manière générale, par une propension à l’apaisement, et c’est particulièrement net lorsqu’il s’agit de la Russie. Il y a, en supplément, en France des vestiges de l’idée gaulliste selon laquelle l’Europe doit être une puissance allant de l’Atlantique à l’Oural, et doit se démarquer des Etats-Unis.
En Allemagne, c’est pire encore. Poutine a noué des liens d’influence et de corruption avec Gerhard Schröder au moment où celui-ci était chancelier et l’a recompensé en le faisant entrer chez Gazprom. Angela Merkel, qui venait de l’Allemagne de l’Est, et avait un passé au sein des jeunesses communistes, a toujours eu de la sympathie pour la Russie et pour Poutine, et a voulu faire de la Russie un partenaire privilégié de l’Allemagne réunifiée. Elle a placé l’Allemagne en situation de dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Olaf Scholz s’est situé dans la continuité de Merkel. La France et l’Allemagne n’ont aucun intérêt politique à garder des liens avec la Russie, qui est une dictature anti-occidentale en déclin. La France a des illusions idéologiques sur la Russie. L’Allemagne aussi, et les illusions de l’Allemagne sont ancrées depuis longtemps, et étaient là bien avant Gerhard Schröder: une moitié de l’Allemagne a été sous la coupe soviétique jusqu’en 1989, et l’Allemagne de l’Ouest a longtemps fait profil bas vis-à-vis de Moscou aux fins d’espérer une réunification. Willy Brandt parlait d’Ostpolitik dès la fin des années 1960, politique d’ouverture à l’Est.
La France et l’Allemagne n’ont aucun intérêt économique à garder des liens avec la Russie, et là encore, des illusions idéologiques ont joué un rôle délétère: le gaz et le pétrole russes étaient disponibles pour pas cher, mais le prix politique à payer en achetant du gaz et du pétrole russes était très élevé et se paie maintenant. Se placer en dépendance énergétique d’une dictature potentiellement ennemie était donner à cette dictature des moyens financiers qu’elle ne pouvait qu’utiliser tôt ou tard pour se conduire en ennemie. La Russie se conduit en ennemie, et le prix politique se paie et a des conséquences économiques. Si Poutine avait réussi à renverser le gouvernement à Kiev en quelques jours, il est probable que les dirigeants français et allemands auraient déploré, mais ne seraient pas allés beaucoup plus loin. C’est l’échec de Poutine, la résistance de l’armée et du peuple ukrainien, l’héroïsme de Zelensky, qui ont contraint les dirigeants français et allemands à changer de position, et encore pas complètement puisqu’ils restent dans l’idée qu’un accord avec Poutine est possible et doit être envisagé.
– Beaucoup de grands médias ont annoncé que le centre de gravité de l’Union européenne s’était déplacé vers l’est. Cette redistribution des cartes au sein de l’UE peut-elle être durable et se poursuivre après la fin de la guerre? Les pays d’Europe centrale et orientale peuvent-ils, avec le renfort éventuel de l’Ukraine, constituer une force capable de contrebalancer le „couple franco-allemand”?
– Sur le plan militaire et stratégique, le centre de gravité de l’Europe se déplace effectivement vers l’Europe centrale et orientale, et il faut inclure dans ce déplacement la Finlande, la Suède et les pays baltes. Et au coeur de ce centre de gravité, il y a la Pologne, qu’on peut considérer comme le principal pilier européen de l’OTAN et de l’Alliance atlantique. Les pays d’Europe centrale et orientale ont été sous le joug soviétique pendant plusieurs décennies. Les Polonais ont subi le massacre de Katyn au printemps 1940, et la destruction de Varsovie par les troupes allemandes fin 1944, sous le regard impassible de Joseph Staline. Ils n’ont pas oublié. Ils savent que Poutine vient du système soviétique car il vient du KGB.
Les peuples d’Europe centrale et orientale n’ont aucune illusion sur Poutine et savent que la vigilance face à la Russie est un impératif. Ils savent aussi que si l’empire soviétique est tombé, et si l’Europe centrale et orientale a retrouvé la liberté, ce n’est pas grace à la bienveillance de Mikhail Gorbatchev, mais grace à la politique de Ronald Reagan. Sur les plans économique et politique, ce sera plus difficile. La France et l’Allemagne vont continuer à peser de tout leur poids pour rester le centre de gravité de l’Europe. Et des tensions ont lieu. Des sanctions ont été prises par l’Union Européenne contre la Pologne. Des amendes ont été infligées au gouvernement polonais. Alors que la guerre en Ukraine est en cours et qu’il y a d’autres priorités, l’hostilité de la Commission européenne envers la Pologne ne faiblit pas, et la Comission européenne vient de saisir la Cour européenne de justice en invoquant le fait que le Tribunal constitutonnel polonais conteste la primauté du droit européen. Le ministre de la Justice polonais, Zbigniew Ziobro, a accusé la Commission européenne d’attaquer la Pologne et de saper son indépendance. Un conflit entre des pays d’Europe centrale et orientale attachés à leur souveraineté et des institutions européennes qui veulent abraser toute souveraineté nationale pour installer partout en Europe des règles technocratiques supranationales est en cours et ne va pas cesser. Il est légitime que la Pologne résiste.
– L’Ukraine a reçu des armes occidentales (chars, avions, canons…) afin de préparer une contre-offensive au printemps. Quelle objectifs militaires et politiques peut-elle espérer atteindre?
– Les armes reçues par l’Ukraine sont essentiellement américaines, et l’administration Biden n’en est elle-même venue à soutenir militairement l’Ukraine qu’après que l’armée et le peuple ukrainiens aient resisté, et que Zelensky ait refusé de quitter le pays. Et l’administration Biden n’a accepté de monter en puissance dans la fourniture d’armes à l’Ukraine que de manière graduelle, avec une réticence due au fait que les membres de l’administration Biden auraient préféré une solution négociée qui ménagerait Poutine, et si les paroles de Biden ont été parfois nettes et déterminées, les fournitures militaires n’ont pas toujours suivi.
Si les Etats-Unis avaient fourni des HIMARS plus tôt, l’Ukraine serait déjà pleinement sur le chemin de la victoire. Si les Etats-Unis fournissaient présentement des ATACMS, d’une portée de 300 kilomètres, l’Ukraine pourrait détruire les bases logistiques de la Russie situées à moins de 300 kilomètres du front, et serait aussi sur le chemin de la victoire. Les Etats-Unis auraient pu aussi fournir des chars Abrams, des avions de combat et davantage de systèmes Patriot.
L’Ukraine prépare une contre-offensive qu devrait s’enclencher en mai ou juin, mais elle n’a pas tout le matériel militaire qui serait requis pour remporter une victoire décisive, par la faute de l’administration Biden, qui a fait trainer la guerre en longueur et a occasionné pour l’Ukraine des pertes qui auraient pu être évitées, et l’action sera difficile. Elle sera d’autant plus difficle que l’armée ukrainienne, pour le moment, manque de moyens de défense anti-aérienne, qui auraient pu lui être fournis depuis des mois, Je pense que la contre-offensive ukrainienne se fera en direction de la mer d’Azov, et visera à couper les lignes d’approvisionnement de l’armée russe présente en Crimée et à l’est de Kherson, ce qui lui permettra d’attaquer plus nettement les bases russes en Crimée et le pont de Kerch. Je pense que l’armée ukrainienne a de bonnes chances d’atteindre la mer d’Azov. Si l’armée ukrainienne y parvient, ce que j’espère, la défaite de la Russie sera très proche.
Le but militaire de l’Ukraine est de vaincre totalement l’armée russe. Le but politique de l’Ukraine est de vaincre Poutine et de retrouver l’intégralité de son territoire, la Crimée inclue. Il est crucial que l‘Ukraine retrouve la Crimée. Si la Russie gardait la Crimée, elle garderait une base militaire lui permettant d’envisager de reprendre la guerre plus tard, et elle pourrait nuire au commerce maritime de l’Ukraine. L’Ukraine ne pourrait pas se reconstruire et retrouver pleinement son indépendance. L’Europe ne pourrait pas retrouver la stabilité. En perdant la Crimée, Poutine sera dans une position très chancelante. Tous ceux qui veulent sauver Poutine veulent que Poutine conserve la Crimée. Et ceux qui veulent que Poutine conserve la Crimée ne sont ni des amis de l’Ukraine, ni des amis de la stabilité en Europe.
– Quels scénarios envisagez-vous pour la Russie, au terme de ce conflit?
– La Russie est d’ores et déjà vaincue, mais Poutine s’acharne, quitte à sacrifier la vie de centaines de milliers de Russes. S’il parvient à garder la Crimée, il pourra rester au pouvoir. Dans le cas contraire, il risquera fort d’être renversé par une révolution de palais. Les dictateurs vaincus sont le plus souvent des dictateurs déchus. Dans le premier cas, la Russie restera sous la dictature de Poutine, mais ce sera une Russie diminuée, dans un déclin accéléré, et pleinement vassale de la Chine.
La Russie n’est plus une grande puissance, et elle sera désormais une puissance très secondaire. Dans le deuxième cas, la Russie verra le dictateur remplacé par un autre dictateur, qui ne sera pas plus ouvert que Poutine, et des troubles pourront survenir en divers points de la Fédération de Russie, qui comprend un nombre certain de populations qui ne sont pas russes et qui ont eu dans le passe des velléités d’autonomie, et la Fédération de Russie pourrait se décomposer. La Chine veut sauver la dictature de Poutine, car elle ne veut pas faire face au risque d’une décomposition de la Fédération de Russie, et préfère un vassal stable.
– Dans votre dernier livre („Après la démocratie?”, éditions Balland, 2022), vous écrivez que la Chine renforce son influence au Proche et au Moyen-Orient ainsi qu’en Afrique du fait du repli des États-Unis de Joe Biden. Comment interpréter dans ce contexte la récente visite d’Emmanuel Macron et d’Ursula von der Leyen en Chine?
– Comme ils ont été tentés par l’apaisement vis-à-vis de la Russie de Poutine, les dirigeants européens sont tentés par l’apaisement vis à-vis de la Chine. Emmanuel Macron et Ursula von der Leyen sont allés en Chine essentiellement pour signer des contrats qui vont renforcer les liens de dépendance de la France et de l’Europe avec la Chine. Xi Jinping veut le renforcement de ces liens de dépendance. Il veut que la Chine domine le monde et devienne la puissance hégémonique à la place des Etats-Unis. L’administration Biden est prête à l’accepter. Emmanuel Macron et Ursula von der Leyen sont prêts à l’accepter aussi. Macron disait vouloir pousser la Chine à ramener Vladimir Poutine à la raison et à la table des négociations. Il n’a pas seulement échoué: il semble n’avoir toujours pas compris que Poutine ne veut pas aller à la table des négociations sans etre assuré à l’avance qu’il va y gagner, et il semble n’avoir pas compris non plus que Xi Jinping n’en a rien à faire des demandes de la France et de l’Union Européenne. Il est en guerre avec le monde occidental, et il entend gagner.
Emmanuel Macron et Ursula von der Leyen sont allés en Chine en position de faiblesse. Ils n’ont strictement rien obtenu sur aucun plan, sinon le renforcement de leur dépendance vis-à-vis de la Chine. Xi Jinping semble avoir exigé des concessions diplomatiques de la part de Macron, qui a tenu des propos qui ne pouvaient que plaire à Xi Jinping. Il a dit que l’Europe devait chercher une “autonomie stratégique”, et que les Europeens ne devaient pas être des ”suiveurs” des Etats-Unis. Xi Jinping veut diviser les Occidentaux, et il veut que l’Europe se détache des Etats-Unis, car il sait que sans les Etats-Unis, elle est faible. Le discours de Macron divise les Occidentaux et prône le détachement de l’Europe d’avec les Etats-Unis voulu par Xi Jinping. Macron a dit que l’Europe ne doit pas être entraînée dans des crises qui ne sont pas les siennes, ce qui a été reçu par la Chine comme une forme d’abandon de tout soutien français à Taiwan et comme un feu vert français et européen à l’annexion de Taïwan par la Chine. Xi Jinping a toutes les raisons d’être satisfait. Macron a explicitement lâché Taiwan en disant: “Avons-nous intérêt à une accélération sur le sujet de Taïwan ? Non”. Ursula von der Leyen a eu une position plus honorable que Macron et a dit: “la stabilité dans le détroit de Taïwan est d’une importance capitale. La menace d’un recours à la force pour modifier le statu quo est inacceptable.”
Macron s’est montré lamentable, une fois de plus. Sitôt Emmanuel Macron et Ursula von der Leyen partis, Xi Jinping a intensifié ses menaces sur Taïwan. Macron a aussi critiqué l’extraterritorialité du droit américain, qui s’applique dès que des transactions se font en dollars. Cette extraterritorialité a permis de limiter la volonté de gouvernements européens sans scrupules, dont le gouvernement français, de commercer et de passer des contrats avec des régimes soumis à des sanctions internationales, et les régimes ennemis du monde occidental combattent cette extraterritorialité. Macron prend la même position que ces régimes, et montre ainsi qu’il est prêt à accepter des pratiques commerciales douteuses et à servir de compagnon de route à des ennemis du monde occidental.
Entretien réalisé par Nathaniel Garstecka