Prof. Marek KORNAT: La vérité sur la Volhynie est dans l'intérêt de la Pologne et de l'Ukraine

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Prof. Marek KORNAT

Historien, soviétologue, éditeur de source, essayiste, professeur de sciences humaines.

Ryc. Fabien CLAIREFOND

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Comment parler aujourd’hui du massacre de Volhynie pour ne pas soutenir la propagande russe et en même temps ne pas abandonner la vérité et la mémoire des victimes du crime ? – s’interroge le professeur Marek KORNAT

.En se penchant sur le massacre en Volhynie, il convient d’abord d’examiner comment ce génocide a pu arriver. Je pense que trois facteurs ont été décisifs. Le premier est le nationalisme intégral ukrainien de l’époque, qui proclamait sans compromis la théorie de son propre État-nation sans étrangers, qui – selon ce concept – devaient être chassés du pays ou tués. Ce nationalisme était clairement inspiré par le fascisme, une idéologie populaire dans l’entre-deux-guerres. De nombreuses nations ont essayé de créer leur propre variante de cette idéologie, pensant qu’elles pourraient l’utiliser pour créer un État fort sans divisions internes. Le deuxième facteur est l’agression soviétique contre les territoires polonais de l’Est en septembre 1939. La présence soviétique dans ces territoires (après le partage de l’État polonais) a exacerbé l’antagonisme polono-ukrainien. Le troisième facteur est l’occupation allemande, qui a eu lieu après l’attaque de l’URSS par le Troisième Reich en juin 1941, et l’émergence de formations armées ukrainiennes qui ont collaboré avec les Allemands. Ces formations ont été utilisées pour lutter contre les Polonais. Ainsi, en 1943, l’occasion s’est présentée de procéder à une « purge ethnique » en Volhynie. Des massacres de la population polonaise ont été commis, prenant un caractère de génocide. Ils n’étaient pas spontanés, mais mis en œuvre dans le cadre d’un plan politique. Ces passages à l’acte ont été précédées d’un projet idéologique. L’objectif des attaquants était de « nettoyer » les terres ukrainiennes des Polonais. La théorie avancée par certains historiens polonais sur la soi-disant « guerre des paysans » doit être rejetée. En effet, il y a 80 ans, en Volhynie, des formations armées en uniforme ont attaqué la population civile, au motif que ces personnes étaient considérées comme un fardeau dont il fallait se débarrasser. 

La question du crime volhynien dans les relations polono-ukrainiennes n’ayant pas été correctement résolue à ce jour, elle est cyniquement exploitée par la Russie, qui a tout intérêt à ce que la discorde s’installe entre Polonais et Ukrainiens. Vladimir Poutine perçoit la Volhynie différemment de la façon dont elle était perçue par les autorités de l’URSS par le passé. La propagande historique de l’Union soviétique était guidée par l’idée générale qu’il devait y avoir une harmonie entre les soi-disant « nations socialistes » et qu’aucun conflit entre elles ne devait être révélé. Le massacre en Volhynie n’a été « découvert » en tant que fait historique et n’a été exposé que dans la propagande de la Russie, pays qui a émergé de l’effondrement de l’URSS en 1991. Bien entendu, des crimes tels que ceux commis en Volhynie ou en Galicie orientale conviennent parfaitement pour être utilisés dans le récit sur le « méchant » fascisme et les mérites de ceux qui l’ont combatu, c’est-à-dire l’Union soviétique. Depuis lors, ce thème est l’une des constantes de la lutte contre l’Ukraine, qui tente depuis des années de devenir définitivement indépendante de la Fédération de Russie. Car c’est une chose de proclamer formellement l’indépendance, comme l’a fait l’Ukraine en 1991, et c’en est une autre d’acquérir une réelle indépendance. Une Ukraine autonome est un ennemi de la Russie, et la propagande russe cherche donc à la discréditer. Les références au passé – surtout à la Seconde Guerre mondiale – dans la politique historique russe servent cet objectif. Le 80e anniversaire du massacre de Volhynie, qui approche, sera certainement utilisé par la propagande russe, et la Pologne et l’Ukraine n’ont aucune influence sur ce point. La Russie procède invariablement de la sorte depuis de nombreuses années, mais, fait essentiel, elle n’est plus en mesure de dire quoi que ce soit de nouveau à cet égard. Le récit qu’elle a préparé est que non seulement les Polonais, mais aussi les citoyens soviétiques ont été tués par des Ukrainiens, dont les héritiers seraient ceux qui sont au pouvoir à Kiev aujourd’hui. La Russie ne renoncera pas à son récit, ou du moins elle ne le fera pas tant qu’elle sera dirigée par son dictateur actuel. La Pologne et l’Ukraine peuvent néanmoins, grâce à une politique historique habile, se rapprocher l’une de l’autre et éviter que les deux peuples n’entrent en conflit. L’attaque non provoquée contre l’Ukraine favorise leur rapprochement comme rien d’autre. Mais comment parler aujourd’hui du massacre en Volhynie sans soutenir la propagande russe et en même temps sans renoncer à la vérité et à la mémoire des victimes du crime ?

Je pense que la position polonaise doit s’appuyer sur des faits historiques. Et parmi ceux-ci, le plus important est qu’environ 100 000 personnes sont mortes – si on compte la population de l’est de la Galicie. Il est inévitable d’introduire le concept de crimes contre l’humanité dans le discours à ce sujet. D’un point de vue historique, il ne peut en être autrement. La partie polonaise, qui souhaite soutenir l’Ukraine dans sa lutte contre la Russie, ne peut le faire au détriment de la vérité historique. Nous ne pouvons pas poursuivre un récit selon lequel les Polonais ont fait du mal aux Ukrainiens vivant dans la deuxième République polonaise et que, par conséquent, des représailles ukrainiennes ont eu lieu en Volhynie. Présenter les choses de cette manière reviendrait à justifier les criminels. La Pologne ne peut se permettre de le faire, même si cela devait servir l’objectif apparent d’améliorer les relations polono-ukrainiennes. Je parle d’une « amélioration apparente » parce qu’une normalisation durable des relations, sans parler de l’amitié entre les nations, ne peut pas se construire sur des mensonges.

Jusqu’à présent, l’État ukrainien n’a pas été d’une grande aide pour résoudre le conflit sur la mémoire du massacre de Volhynie. L’historiographie – celle que je connais – tente de réduire les actes d’extermination perpétrés dans la région à une guerre civile locale. Ce n’est pas bon pour les relations polono-ukrainiennes. La chose à faire dans ce cas serait de soutenir les efforts de la Pologne pour permettre l’exhumation des restes des victimes du crime de Volhynie. On pourrait dire que c’est le minimum indispensable. Il convient de souligner que certains historiens ukrainiens admettent publiquement que le génocide volhynien était un crime relevant de la catégorie des crimes contre l’humanité. Toutefois, le problème réside dans l’attitude de la politique historique ukrainienne à l’égard de l’héritage de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne. L’opinion courante est que le gouvernement et le chef de l’État ukrainien ne peuvent rien dire qui soit une condamnation de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, parce que cette formation s’est battue pour une Ukraine indépendante – et ce, principalement contre les Soviétiques – les armes à la main. Et cela est précieux en soi. On a l’impression que la guerre en cours a plutôt exacerbé la réticence des autorités ukrainiennes à faire une déclaration contraignante sur les crimes commis en Volhynie, car les soldats de l’UPA qui ont lutté contre la Russie au XXe siècle pourraient servir de modèle à ceux qui se battent aujourd’hui pour une patrie libre contre le même ennemi. Un tel raisonnement conduit cependant au fait qu’il ne peut y avoir d’accord durable entre l’Ukraine et la Pologne dans le conflit sur la mémoire historique. Les dirigeants ukrainiens ne peuvent pas, à mon avis, ne pas se demander avec qui ils devraient construire une alliance à l’avenir. S’ils parviennent à défendre leur pays contre un envahisseur, ce sera un miracle historique. Mais il faudra ensuite reconstruire le pays et jeter les bases de sa sécurité pour les années à venir. Pour ce faire, l’Ukraine ne peut pas ne pas coopérer étroitement avec la Pologne, il n’y a tout simplement pas d’autre choix. La Turquie, séparée de l’Ukraine par la mer, ne pourra certainement pas jouer le rôle d’un allié aussi efficace. L’Allemagne a jusqu’à présent misé sur la coopération avec la Russie, et non avec l’Ukraine, et la durabilité du rapprochement germano-ukrainien après l’agression russe de février 2022 reste incertaine. La Pologne, en revanche, est un pays qui a tout intérêt à ce que l’Ukraine soit indépendante de la Russie et donc suffisamment forte pour lui résister.

Certains milieux influents polonais ont un point de vue différent du mien quant à l’approche de l’Ukraine. Le gouvernement soutient l’Ukraine et le fait à juste titre. Cela ne fait aucun doute. Toutefois, certaines voix – invoquant le réalisme politique – s’élèvent contre cette politique, selon lesquelles le soutien de la Pologne à l’Ukraine va trop loin. Je pense que ce raisonnement est erroné, car la Pologne n’a pas d’autre choix. La conquête de l’Ukraine par la Russie représente une menace mortelle pour notre pays, et quiconque ne le comprend pas devrait s’abstenir de commenter la politique. Dès la crise diplomatique qui a précédé le déclenchement de la guerre en Ukraine, la Russie a adressé des demandes claires à la Pologne. Il ne s’agissait pas de revendications territoriales, mais d’une demande de gel de notre statut de membre de l’OTAN. La Pologne était et reste la cible suivante sur la liste des aspirations russes. Toutefois, les plans de l’ennemi ont été contrecarrés par les Ukrainiens, dont personne ne s’attendait à autant de courage et d’efficacité avant le 24 février 2022. Il serait regrettable que l’invocation du conflit des mémoires des crimes volhyniens donne un prétexte à tous ceux qui veulent un désintéressement polonais vis-à-vis de la guerre russo-ukrainienne. On ne peut ne pas prendre de partie dans ce conflit entre la Russie et l’Ukraine. Ce n’est qu’un réalisme politique illusoire. Cela n’a rien à voir avec la raison d’être polonaise. « Nous ne sommes pas ukrainophiles », écrivait le chroniqueur politique Włodzimierz Bączkowski avant la Seconde Guerre mondiale. Ces mots peuvent être répétés aujourd’hui, car il ne s’agit pas de sentiments, mais d’intérêts. La survie de l’État ukrainien est dans l’intérêt de la Pologne.

La nécessité de soutenir l’Ukraine ne veut cependant pas dire que le crime de Volhynie ne puisse pas être discuté aujourd’hui et que la Pologne soit tenue d’abandonner ses efforts intensifs pour éliminer ce sujet de l’ordre du jour des relations polono-ukrainiennes. Une politique de la mémoire cultivée de cette manière serait extrêmement facile à ébranler à l’avenir, et pas seulement dans le contexte du crime de Volhynie. Je ne suis pas partisan de la thèse selon laquelle l’histoire doit être laissée aux historiens. N’oublions pas que les pouvoirs publics façonnent l’identité sociale par le biais de la politique de la mémoire. Les plus hautes autorités doivent donc veiller à la culture mémorielle de leur propre peuple et ne pas se laisser exclure. Tout doit être mis en œuvre pour que les Ukrainiens et les Polonais ne reprennent pas leur conflit sur l’histoire dans un contexte de guerre en cours qui revêt une importance existentielle pour l’Ukraine et la Pologne. L’étape cruciale appartient toutefois à l’Ukraine. Les autorités de ce pays ne peuvent pas reprocher à la Pologne d’exiger la reconnaissance de la vérité et de vouloir commémorer les victimes du massacre de Volhynie à l’occasion du 80e anniversaire de ces événements. Le président Zelenski a prouvé, au péril de sa vie, qu’il était un patriote soucieux du bien-être de son pays. Dans ce cas également, il devrait comprendre ce qui est dans l’intérêt de sa patrie.

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.Sur la question de la Volhynie, ce dont nous avons besoin avant tout, c’est la vérité reconnue de part et d’autre. Selon la définition classique, il s’agit de la conformité à la réalité. Ce n’est que sur la base de la vérité que nous devons construire des relations entre la Pologne et l’Ukraine. Sachant que l’histoire des peuples est faite de pages glorieuses et de pages sombres, veillons à ne pas perdre une seule goutte du fleuve de l’histoire.

Marek Kornat

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 08/07/2023