L’enlèvement de l’Europe. Identité, solidarité, subsidiarité dans la pratique de l’intégration européenne
L’Europe est aujourd’hui en crise: elle perd son identité, cesse d’être solidaire et ne respecte plus le principe de subsidiarité. On a abandonné les indications des créateurs de l’intégration dans la dimension spirituelle et, en conséquence, aussi dans la dimension politique. Pour les élites européennes de gauche, l’Union devient la base pour une idéologie politique qui doit conduire à l’éviction de la tradition, de la civilisation européenne et des État-nations, au lieu de les enrichir par une dimension communautaire et ennoblir leurs relations réciproques – écrit Jacek SARYUSZ-WOLSKI
.J’ai succombé à la tentation de donner au texte de ce qu’on appelle la Déclaration de Paris « Une Europe en laquelle nous pouvons croire », un texte riche et touchant de multiples questions, mon humble réponse « L’Europe que nous pratiquons ». Il semblerait en effet que le meilleur test de la force de la pensée et de l’axiologie chrétienne serait la façon dont elle est absorbée par la pratique, praxis.
En un sens, nous pénétrons sur le terrain de l’Europe réelle, celle qui est un peu « vraie » et un peu « fausse », en parlant la langue de la Déclaration, car, en employant aussi son vocabulaire « chaque création de l’Homme est imparfaite ».
La pratique chrétienne en Europe, telle que mise en œuvre par les politiciens-chrétiens ou les politiciens chrétiens devrait être offensive et non pas défensive et contemplative, tout en restant bien concrète…
C’est pourquoi je limite mes réflexions au problème de la communauté européenne, organisée sous forme de l’Union européenne. Pourquoi? Parce que l’Europe ne possède pas d’autres formes organisationnelles. Celle-ci est la seule, bien qu’imparfaite. C’est donc elle dont il convient de s’occuper.
La thèse est la suivante: l’Europe a été enlevée, kidnappée, volée, c’est comme on veut, d’une certaine façon nous perdons la « vraie » Europe au détriment de la « fausse » Europe. Il serait donc judicieux de comparer cette forme d’intégration européenne qu’est l’UE aux fondements du projet initial, œuvre des Pères Fondateurs chrétiens démocrates, tels que Robert Schuman et Alcide de Gasperi.
Cette vision initiale est approuvée par le spectre d’opinions dominant au sein de l’Union européenne. Attention tout de même : approuvée, évoquée, sans pourtant être pratiquée. Il m’arrive parfois de dire que Robert Schuman, aujourd’hui, dans un vote au Parlement européen, n’aurait jamais obtenu la majorité des voix.
Donc, si le projet est porté aux nues par tous, si sa dimension pacifiste a été honorée par le Nobel et si ses Pères Fondateus, tant Robert Schuman qu’Alcide de Gasperi, sont sur la voie des autels, cela doit vouloir dire que les choses ont mal tourné. Moi, j’appelle ce « mal » l’enlèvement de l’Europe. C’est évidemment une référence à la mythologie grecque, mais en utilisant le vocabulaire de la politique actuelle, cela veut dire la dérive, ou, dans les catégories axiologiques, l’abandon des valeurs et des racines.
Je m’en suis plus particulièrement rendu compte à deux reprises. D’abord, quand nous avons perdu la bataille pour faire inscrire les références au christianisme dans le préambule du Traité, ce qui, et plus encore aujourd’hui, semble une erreur fatale, ayant des conséquences très graves.
En m’occupant depuis presque un demi-siècle de l’intégration européenne, d’abord scientifiquement, et puis en pratique, j’observe l’abandon progressif des principes de la construction européenne tels que voulus par les Pères Fondateurs.
Et l’autre fois, c’était quand la Pologne entrait dans l’Union européenne en 2004. Le tableau, commandé spécialement pour l’occasion auprès de Franciszek Starowieyski, étant une allégorie représentant un taureau et deux personnages féminins, l’Europe et la Pologne, et qui porte aujourd’hui le titre „Divina Polonia”, s’est heurté à la censure du politiquement correct. Le vice-président de la Commission européenne de l’époque, Frans Andriessen a exigé d’enlever du tableau la deuxième partie de son titre (dont on voit toujours les traces sur le tableau). Le titre original était, et le maître avait le droit d’appeler son tableau comme bon lui semblait, en accord avec sa vision artistique, historique et drôlement polémique : « Divina Europa rapta per Europa profana » (« La divine Pologne enlevée par l’Europe profane »). C’est, en même temps, un commentaire symbolique à nos querelles européennes d’aujourd’hui tout comme l’inspiration et l’illustration de mon titre.
L’Europe est aujourd’hui en crise: elle perd son identité, cesse d’être solidaire et ne respecte plus le principe de subsidiarité. On a abandonné les indications des créateurs de l’intégration dans la dimension spirituelle et, en conséquence, aussi dans la dimension politique. Pour les élites européennes de gauche, l’Union devient la base pour une idéologie politique qui doit conduire à l’éviction de la tradition, de la civilisation européenne et des État-nations, au lieu de les enrichir par une dimension communautaire et ennoblir leurs relations réciproques. C’est toute l’explication du titre « L’Enlèvement de l’Europe ».
Voici, en bref, mes réflexions sur les trois piliers de l’intégration européenne: identité, solidarité et subsidiarité; c’est une triade avec des liens réciproques.
Identité
.Le problème de l’identité européenne et de ses composantes nationales a été très amplement présenté dans la Déclaration de Paris. Mais son illustration la plus concise se trouve dans la devise de l’UE, incluse dans la Déclaration des Pays membres au Traité de l’Union européenne (TUE) : « Unie dans la diversité », indiquant le dénominateur commun de l’identité européenne et de ses racines ancrées dans les cultures nationales. Ce dénominateur commun, c’est le christianisme, à côté de la culture grecque et le droit romain. Ce fragment de l’Eurasie ne serait jamais devenu une entité politique et culturelle sans le christianisme, un fait que même Voltaire admettait. Robert Schuman, un des Pères Fondateurs, aurait à son tour dit : « L’Europe sera chrétienne ou elle ne sera pas ». Sans avoir une identité propre, différenciant l’Europe du reste du monde, sa vitalité, la vitalité du projet européen et ses chances de survie seront remis en doute.
La préférence communautaire, l’un des éléments primitifs de la philosophie d’intégration européenne, consistant à privilégier les relations en dedans de la communauté, est le point de départ pour une solidarité réciproque, sans laquelle la communauté risquerait de s’affaiblir ou même d’éclater.
Deux remarques concernant l’identité en marge du problème de l’immigration. D’abord, une immigration de masse, sans assimilation, dépassant les capacités sociales d’absorption et d’intégration, affecte l’identité et, par là, indirectement, peut favoriser la désintégration. Et puis, le principe de libre circulation des personnes dans l’UE, l’une des quatre libertés européennes, nécessite que le pays invitant demande l’accord des autres, car une telle décision a des conséquences pour les autres pays et pour toute la communauté.
Nous observons aujourd’hui l’abandon de l’équilibre entre les deux composantes de la maxime « Unie dans la divérsité », au détriment de la diversité et au profit d’une trop grande uniformisation et centralisation. On peut l’observer plus particulièrement quand l’Union touche aux sphères de la culture et des mœurs, nonobstant les dispositions de l’article 4 point 2 du TUE qui dit que : « L’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles ». L’article 4 dit donc clairement que l’Union devrait respecter l’égalité et l’identité nationale.
L’Europe risque de perdre son identité, car la spiritualité des Pères Fondateurs est aujourd’hui insuffisamment comprise, si elle l’est encore, dans une grande partie de l’Europe, et surtout parmi les élites européennes de gauche. Le fait que le préambule des Traités ne mentionne pas les valeurs chrétiennes est le signe de la volonté de se défaire de ses racines et de son identité, ce qui est une menace pour le projet européen. Et enfin, le risque de s’ouvrir trop et trop vite à d’autres cultures qui ne montrent aucune volonté d’intégration avec la culture européenne est réel. Le cardinal Robert Sarah en parle plus en détail.
Solidarité – le deuxième élément de la triade
.Le Traité de l’UE invoque dans son préambule le désir d’ « approfondir la solidarité entre [les] peuples dans le respect de leur histoire, de leur culture et de leurs traditions » et l’article 3, point 3, précise que l’Union « promeut la solidarité entre les États membres ».
Nous, en Pologne, mieux qu’ailleurs en Europe, nous savons que la solidarité n’est peut être que volontaire et doit puiser sa source à l’intérieur de l’homme, dans les valeurs qu’il professe, indirectement cela concerne tout autre communauté, mais elle ne peut pas provenir des dispositions de la loi ou des contrats. En Europe de l’Ouest, les fausses interprétations de la solidarité ne manquent pas, nombreux sont ceux qui la traitent comme une sorte de contrat commercial.
Cette attitude trouve son illustration, par exemple, dans les propos de l’ancien président français François Hollande : « Vous, vous avez vos principes, nous, nous avons l’argent », mais aussi dans les tentatives de lier les fonds européens à la migration ce que proposent certains politiciens européens, avec Martin Schulz en tête. La solidarité ne s’obtient pas de force et, ce qui est significatif, Martin Schulz a utilisé le mot allemand macht qui dans ce contexte sonne exceptionnellement mal. Cela semble annoncer une violence institutionnelle, née de la tentation d’abandonner tant la méthode consistant à chercher le compromis que le principe d’agir sur une base volontaire au profit de la pénalisation et des sanctions comme méthode d’intégration.
La solidarité requiert le sens de la communauté, de l’identité partagée et de la confiance, sans lesquelles elle ne peut pas exister, il n’y a plus de hiérarchie de la solidarité ni de base pour « ordo caritatis ». La solidarité est une valeur indivisible, elle doit être conçue de manière holistique, globalisante. Casser la solidarité dans une dimension l’anéantit, c’est une valeur qui repose sur la réciprocité. Seule une Europe réellement solidaire est nécessaire pour le monde, car l’alternative, c’est un continent à la dérive, sans vision pour lui-même.
L’Union européenne succombe à la tentation de s’éloigner de la solidarité holistique. À la place, elle pratique une solidarité sélective en laissant instrumentaliser ce qu’on appelle les valeurs européennes pour en user à sa guise.
Jean Paul II disait : « Solidarité veut dire l’un et l’autre, et s’il y a un fardeau, il est porté par l’ensemble de la communauté. Et donc : jamais l’un contre l’autre ».
Cependant, ce que nous voyons aujourd’hui dans l’UE, c’est la différence de traitement entre les migrants de l’Est et ceux du Sud ; la fermeté de l’UE envers les entreprises américaines, Google par exemple, et la docilité envers la Russie et Gazprom ; les doubles standards sur l’axe Est – Sud, la présence de missions militaires dans le voisinage sud de l’UE, en Afrique, et aucune mission à l’Est : en Ukraine, en Géorgie. Et enfin, les doubles standards dans le traitement de l’Europe de l’Ouest et de l’Europe centrale et orientale, de leurs dignité, intérêts, sécurité militaire et énergétique : le cas Nord Stream 2, mais aussi la discrimination des consommateurs.
C’est tout sur : la solidarité sélective contre la solidarité holistique.
Subsidiarité – le dernier élément de la triade
.On retrouve ce principe puisé dans l’enseignement de l’Église et inscrit, tout comme la solidarité, par les chrétiens démocrates européens dans les Traités, dans le préambule du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) : « Les décisions sont prises le plus près possible des citoyens, conformément au principe de subsidiarité ». L’article 5 du TFUE dit, à son tour, au point 5 : « En vertu du principe d’attribution, l’Union n’agit que dans les limites des compétences que les États membres lui ont attribuées dans les traités pour atteindre les objectifs que ces traités établissent. Toute compétence non attribuée à l’Union dans les traités appartient aux États membres ».
Au point 3, il dit ceci : « En vertu du principe de subsidiarité, dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l’Union intervient seulement si, et dans la mesure où, les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres.
Cependant, dans la pratique, nous observons une crise dans l’application du principe de subsidiarité, des ingérences non autorisées de la Commission européenne dans les compétences des pays membres : voyez le cas du système juridique en Pologne ou la politique de l’immigration. La Commission européenne surinterprète et, utilisant le terme employé en Pologne, pratique la « falandisation » de la loi européenne (du nom de Lech Falandysz, conseiller du président Wałęsa, qui était connu pour ses interprétations inacceptables de la loi, en faveur des décisions du président), par exemple en s’immisçant dans les questions du système de retraites qui relève pourtant de la compétence des États membres.
Les États membres ne font que le transfert de leurs compétences souveraines vers les organes communautaires. La Commission européenne ne possède pas de souveraineté intrinsèque, mais uniquement des compétences déléguées. Elle viole donc ce principe, en s’engageant sur les terrains où, soit, elle n’a pas de compétences, soit elles sont au moins discutables, comme la procédure de contrôle de l’état de droit dans les États membres, ce qui a d’ailleurs été confirmé par les services juridiques du Conseil de l’UE. En même temps, elle ne remplit pas ses obligations de gardienne de la loi européenne là, où sans qu’il y ait de doute, elle a toutes ses compétences, par exemple, dans la politique énergétique (Nord Stream 2). On efface les différences entre les dispositions déclaratives et prescriptives des Traités. Elle commet une erreur méthodologique, en puisant ses compétences dans les objectifs déclarés. La Commission actuelle, au début de son mandat, déclarait vouloir être « big on big things and small on small things » – grande sur les grandes choses et petite, modeste, retirée sur les petites choses. Cependant, nous observons toujours une centralisation exagérée. La Commission européenne succombe à la tentation d’être un acteur politique et s’immisce dans les conflits politiques dans les États membres en soutenant les parties de la scène politique de son choix. Elle devient aussi un instrument pour imposer la volonté de certains États membres à d’autres (politique de l’immigration), conformément au principe qui dit que « certains sont plus égaux que d’autres », et use de doubles standards (discipline budgétaire).
Enfin, dans l’Union dont le fondement est de garantir la paix, c’est pour quoi elle a été honorée d’un prix Nobel pour la paix, on a laissé apparaître des tensions intérieures, le fruit des dernières années, des conflits et la contradiction des relations entre les États membres, parfois même une guerre de l’information.
Ce n’est pas encore la guerre, mais des conflits verbaux, si. Cette situation qui divise inutilement les États membres et leurs sociétés et qui sème la discorde, contredit la mission de paix (au sens plus large du terme) dont l’UE est censée dotée. La paix ne signifie pas « pas de guerre », mais, sur un niveau plus élevé, l’entente et l’harmonie.
Mes conclusions
.Dans la pratique de l’UE d’aujourd’hui, on s’éloigne souvent des racines et des principes initiaux. Elle a été, en parlant au figuré, enlevée. Je garde pour une autre fois la réponse aux questions : par qui et pourquoi.
En pratiquant une solidarité sélective – elle s’égare.
Elle divise l’Europe, en instaurant deux vitesses et en acceptant que certains soient plus égaux que d’autres. Elle ne veut pas que les fossés entre la « vieille » et la « nouvelle » Union soient comblés, au contraire, elle en crée de nouveaux.
Elle rejette la méthode des Pères Fondateurs – celle d’une intégration évolutive, incrémentale – au profit d’une méthode par à-coups, ayant pour effet la perte de confiance des citoyens et le fossé de plus en plus grand entre les élites et les citoyens.
Elle laisse les institutions de l’Union s’occuper plus d’elles-mêmes que des besoins et des craintes des citoyens.
Elle succombe à la tentation de l’idéologisation politique de gauche du processus d’intégration européenne.
Enfin, par avarice, en voulant résoudre les problèmes de la démocratie et du marché du travail par une immigration de masse, elle sacrifie la paix sociale au profit de richesses et au détriment de l’identité.
Elle accepte la concurrence déloyale en ce qui concerne le marché du travail, les politiques anti-monopoles, le fonctionnement de la zone euro ou le système de partage des fonds européens.
Les trois éléments de la triade – identité, solidarité, subsidiarité – sont liés entre eux, car sans l’identité il n’y a pas de solidarité, la vraie, holistique, et non pas sélective; sur une base volontaire – et non pas imposée. Car la solidarité ne peut se réaliser qu’à travers la subsidiarité, c’est-à-dire le plus près des gens.
Nous avons donc besoin d’un retour à la vision originelle et non déformée de l’Union, dans laquelle celle-ci ne remplace pas les États-nations, mais constitue leur ennoblissement et leur complément communautaires. Une Union qui ne fasse pas preuve de manque de respect envers ces États, mais qui puise en eux ses forces vitales.
Une Union de l’équilibre entre les États membres où les uns ne cherchent pas à dominer les autres en leur imposant leur volonté et en abusant de leurs avantages.
Une Union de l’harmonie entre ce qui appartient aux États et ce qui est communautaire.
Une Union unie, et non pas une Union à deux vitesses.
C’était en effet l’idée des Pères Fondateurs : que les nations, tout en gardant leur spécificité, puissent coopérer durablement entre elles, dans l’esprit de solidarité, se préservant ainsi du retour des horreurs de la guerre et créant les cadres pour l’édifice du bien commun qu’est l’Europe unie.
Ces objectifs seront inatteignables si on oppose la communauté européenne aux États-nations. Aujourd’hui, cette façon de penser originale est menacée, ce qui peut engendrer des effets négatifs.
Unis dans la diversité, dans le respect les uns envers les autres, envers les vraies valeurs – c’est une bonne maxime et digne d’être rappelée en ces temps difficiles pour l’Europe.
Jacek Saryusz-Wolski
Propos tenus par l’auteur le 16 mars 2018 lors de la conférence « Christianitas et l’avenir de l’Europe » à Cracovie, organisée en écho à la conférence « Repenser l’Europe » tenue au Vatican à l’initiative de la Conférence des Épiscopats de l’Union européenne COMECE.