Jarosław SZAREK : La dernière bataille de l'Armée de l'Intérieur

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Jarosław SZAREK

Historien et publiciste polonais, président de l'Institut de la mémoire nationale de 2016 à 2021 et directeur du Musée de l'armée intérieure de Cracovie depuis 2023.

Ryc. Fabien CLAIREFOND

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L’Armée de l’Intérieur (AK), force armée de l’État polonais clandestin, s’est inscrite durablement dans la lutte pour une Pologne libre et indépendante et constitue un pont entre la génération des Légions, qui a apporté au pays son indépendance en 1918, et le syndicat Solidarnosc. L’Armée de l’Intérieur a gagné sa place dans l’histoire grâce à des actes qui, jusqu’à ce jour, sont des symboles de courage et de sacrifice payés au prix le plus élevé. Des actes qui, pourtant, n’ont pas joué un rôle important dans les arrangements politiques des puissances qui ont déterminé la forme de l’Europe d’après-guerre – écrit Jarosław SZAREK

.La tragédie de la Pologne, et de la génération AK en particulier, fut qu’attaqué par deux puissances totalitaires liées par un accord – l’Allemagne et l’Union soviétique – qui divisèrent son territoire par le pacte Ribbentrop-Molotov et poursuivirent main dans la main une politique d’extermination de sa nation, contre quoi une résistance fut opposée dès les premiers jours de l’occupation, au prix de millions de victimes, le pays n’a pas retrouvé son indépendance après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Staline, ancien allié d’Hitler, fut accepté dans le groupe des nations luttant pour la liberté, même s’il était à la tête d’un État totalitaire qui avait sur la conscience la mort des Polonais assassinés, entre autres à Katyn, les déportations des centaines de milliers de personnes vers la Sibérie et le Kazakhstan. Au fil du temps, Staline obtint le consentement des États-Unis et de la Grande-Bretagne pour effectuer des changements territoriaux et imposer sa domination en Europe centrale et orientale. Ainsi, un piège diabolique se referma sur L’AK.

« Combien est infiniment douloureux le sort des soldats de l’Armée de l’Intérieur, les plus braves des braves, les plus distingués parmi tous les distingués. À quel point tout ce qui se passe aujourd’hui sur le sol polonais est terriblement absurde et terriblement injuste. Et pourtant, la raison et le bon sens, la logique et le calcul, et surtout l’espoir et la foi nous disent que la vérité finira par prévaloir et que notre cause triomphera », a déclaré le général Kazimierz Sosnkowski, premier commandant en chef de l’Union de lutte armée (ZWZ). Il n’avait pas beaucoup d’espoir pour cela, et à la fin du soulèvement de Varsovie, sous la pression de la Grande-Bretagne, Sosnkowski fut démis de ses fonctions, après avoir donné l’ordre n° 19 aux soldats de l’Armée de l’Intérieur. Il y écrivait de « l’énigme monstrueuse » que posait, compte tenu de l’énorme avantage des Alliés, le manque d’aide à la capitale polonaise combattante, quelque chose que « nous, Polonais, ne pouvons pas déchiffrer » car « nous n’avons pas encore perdu la foi que le monde est gouverné par des lois morales ». Seulement, le monde n’était pas gouverné par des lois morales, et le Premier ministre britannique Churchill ne voulait pas entendre que « depuis cinq ans, l’Armée de l’Intérieur combat les Allemands, sans relâche, dans des conditions terribles dont le monde occidental n’a aucune idée, et dont il ne pourra se rendre compte et comprendre qu’un jour. Elle ne compte plus ses blessures, ses victimes, ses tombes. L’Armée de l’Intérieur est la seule force militaire en Pologne qui puisse être prise en compte. Le bilan de ses luttes, de ses exploits et de ses victoires a la clarté du cristal. »

Ce bilan fut ouvert alors que Varsovie se défendait encore, en septembre 1939, lorsqu’à la veille de la capitulation fut créé, sous mandat du commandant en chef, le Service pour la Victoire de la Pologne, transformé quelques semaines plus tard en Union de lutte armée, rebaptisée à son tour Armée de l’Intérieur, le 14 février 1942. Toutes ces structures constituaient l’Armée polonaise clandestine et posséder le mandat mentionné ci-dessus leur conféraient un caractère étatique et une continuité juridique avec la Deuxième République. En liaison avec les autorités suprêmes de la République de Pologne, à côté des structures civiles et politico-administratives, elles constituaient la partie militaire de l’État polonais clandestin.

La ZWZ-AK réussit à unifier la plupart des organisations indépendantistes créées depuis le début de l’occupation allemande et soviétique. Chaque soldat assermenté devait compter non seulement avec la mort au combat, mais aussi, en cas de capture, avec la torture lors des interrogatoires, puis avec la fusillade ou le martyre dans le camp de concentration d’Auschwitz ou dans une autre usine de la mort allemande. Cela signifiait que seuls les individus les plus nobles et les plus courageux s’engageaient dans des activités clandestines, compte tenu des risques encourus. Il s’agissait d’un service volontaire regroupant toutes les classes sociales, depuis les ouvriers, paysans et artisans, en passant par l’intelligentsia, jusqu’aux industriels et propriétaires fonciers. Ces derniers se rassemblaient dans les structures de « Tarcza » et « Uprawa », organisant la base des activités clandestines. Tout cela créa une éthique particulière de l’Armée de l’Intérieur, une armée volontaire influençant l’ensemble de la société, y compris sa majorité passive. L’armée clandestine, comme l’écrivaient deux officiers de l’Armée de l’Intérieur, les colonels Ludwik Muzyczka et Krzysztof Pluta-Czachowski, dans Tygodnik Powszechny au printemps 1957 « a grandi directement sur les champs de défaite, volontairement, sans ordres ni centres de recrutement ; elle ne s’est pas installée dans des casernes, comme l’armée régulière, mais dans des maisons privées en tant que mouvement militaire citoyen avec un seul objectif : lutter pour l’indépendance. Ce mouvement est apparu dans toute la Pologne à l’intérieur des frontières de 1939 et s’est immédiatement répandu. Cela s’est manifesté par une résistance non seulement militaire, mais aussi civile. […] La source et le noyau de la résistance susmentionnée étaient l’Armée de l’Intérieur. Cette résistance s’est manifestée par des dizaines de milliers d’actes exigeant le plus grand dévouement et sacrifice. »

Nous ne les énumérerons pas tous, mais au moins les quelques-uns cités ci-dessous démontrent l’efficacité organisationnelle de l’armée clandestine, du quartier général de la ZWZ-AK jusqu’aux avant-postes dans les communes. La communication entre les unités était à elle seule un défi, les itinéraires de passeurs d’informations atteignant Londres par Budapest, Istanbul et Lisbonne. Les services de renseignement de l’Armée de l’Intérieur, enquêtant sur l’industrie de guerre allemande, s’étendaient jusqu’au plus profond du Reich. Son plus grand succès fut d’obtenir des informations sur les travaux sur l’arme « V » et de les transmettre à Londres. Les activités de sabotage des « Cichociemni », « Kedyw », les opérations de « Wachlarz » dans les confins est de la République de Pologne, les attaques contre les lignes de chemin de fer, comme lors de l’action « Wieniec », l’attentat contre Kutschera, la destruction des prisons de Pińsk, Lida, Końskie, Jasło et d’autres, les combats des unités de partisans dans la région de Zamość, dans les Monts de Sainte-Croix, dans la région de Vilnius et de Nowogródek, font partie de l’héritage de l’armée clandestine.

L’Armée de l’Intérieur a combattu non seulement avec des armes qu’elle fabriquait elle-même, dont un exemple est le pistolet-mitrailleur « Błyskawica », mais aussi avec l’aide d’une presse clandestine imprimée massivement. L’ampleur de cette activité était unique en Europe. Environ 1,500 titres étaient publiés. L’organe principal de l’AK, le Biuletyn Informacyjny, fut publié en continu de novembre 1939 à janvier 1945. Son tirage à son apogée était de 50 000 exemplaires, imprimés par une entreprise clandestine Tajne Wojskowe Zakłady Wydawnicze. Des milliers de personnes furent impliquées dans cette activité, et les effets de leur travail – combattu par les Allemands avec autant d’acharnement que le combat armé et également passible de la peine de mort – atteignit des centaines de milliers de personnes, soutenant la volonté de résister aux oppresseurs.

En revanche, l’action « N » avait le but inverse – saper le moral de l’occupant – en publiant notamment des magazines en allemand, suggérant entre autres l’existence d’une forte résistance parmi les Allemands contre les nazis. Le département « R » du Bureau d’information et de propagande du quartier général de l’AK était chargé de publier des magazines et des brochures visant à contrecarrer la propagande communiste, qui devenait de plus en plus intense à mesure que l’armée soviétique s’approchait des terres polonaises.

L’objectif majeur de l’Armée de l’Intérieur était de préparer un soulèvement général contre les Allemands. Ce concept s’avéra impossible à mettre en œuvre une fois qu’il devint certain que les Soviétiques seraient les premiers à entrer en Pologne par l’est. Dans cette situation, l’Armée de l’Intérieur lança l’opération « Tempête », qui consistait à attaquer les unités allemandes en retraite et agir comme hôtes envers les troupes soviétiques entrantes. Les unités de l’Armée de l’Intérieur adoptèrent les noms des unités régulières de l’armée polonaise d’avant le 1er septembre 1939, prouvant ainsi leur continuité avec l’armée de la Deuxième République. C’était le cas, entre autres, en Volhynie, où la 27e division d’infanterie de Volhynie de l’Armée de l’Intérieur fut formée ; à Vilnius, où l’opération « Ostra Brama » fut menée ; à Lviv, dans la région de Lublin et à l’intérieur des terres polonaises.

Voulant s’emparer de la Pologne, les Soviétiques durent vaincre l’AK et l’État clandestin. Des arrestations et des déportations vers les profondeurs de l’Union soviétique avaient lieu partout. Le déclenchement de l’insurrection de Varsovie – la plus grande bataille de l’Armée de l’Intérieur – devait être la dernière tentative de libérer la capitale et d’attirer l’attention du monde sur la question de l’indépendance de la Pologne. Cependant, Staline, avec les mains des Allemands, noya le soulèvement dans le sang, éliminant physiquement et matériellement le principal centre de résistance et la jeunesse patriote. La période qui suivit la défaite de l’insurrection fut une période de désintégration de l’armée clandestine, dont l’acte final fut l’offensive soviétique lancée en janvier 1945. Dans cette situation, le commandant de l’Armée de l’Intérieur, le général Leopold Okulicki, décida de dissoudre l’Armée de l’Intérieur et lui a ordonné de poursuivre ses activités « dans l’esprit de recouvrer la pleine indépendance ». L’acte le plus héroïque fut accompli par ceux qui continuèrent à participer à la conspiration, en créant, entre autres, « Non », la Délégation des forces armées, l’association WiN (Liberté et Indépendance).

Pour les autorités communistes, « l’Armée de l’Intérieur était un bâtard de la réaction ». La réussite de la soviétisation de la Pologne dépendait de sa destruction. Environ 50 000 membres de l’Armée de l’Intérieur furent déportés au plus profond de l’Union soviétique, et des milliers d’autres emprisonnés, souvent jugés en vertu du décret « sur la punition des criminels fascistes-hitlériens ». Beaucoup d’entre eux ne furent libérés qu’après l’annonce d’une amnistie en 1956. Le dégel politique de l’époque permit la réhabilitation de certains accusés, la publication de livres et d’articles dans la presse. « Cette résistance de la nation, symbolisée au monde par l’AK, est un motif de fierté et d’amour que la nation associe à ces deux lettres.  Aucune attaque ou calomnie n’a pu jusqu’à présent détruire ce charme et ne pourra pas le détruire à l’avenir », écrivaient Muzyczka et Pluta-Czachowski. L’Armée de l’Intérieur combattit les armes à la main pendant plusieurs années, mais elle dut lutter pendant plusieurs dizaines d’années dans sa dernière et finalement victorieuse bataille pour la mémoire.

Chacun des tournants politiques de la République populaire de Pologne élargit le champ des libertés et, par conséquent, les possibilités de publication et d’organisation des initiatives des vétérans. L’Église catholique offrit un espace limité de liberté, mais c’est l’émergence de Solidarnosc qui apporta un changement significatif. Puis, grâce à la pression publique, le pont sur la Vistule à Varsovie, qui devait porter le nom de Lénine, fut baptisé du nom du général Stefan Rowecki, et des milliers de personnes participèrent à la cérémonie. Peu de temps après l’instauration de la loi martiale, une douzaine d’anciens soldats de l’Armée de l’Intérieur furent internés. Ils constituaient toujours une menace pour le système communiste et les services de sécurité espionnèrent les activités des cercles indépendants de vétérans jusqu’à la fin de la République populaire de Pologne. A son déclin, en juin 1988, eurent lieu les funérailles des cendres du légendaire major Jan Piwnik « Ponury », qui avait péri dans la région de Grodno et qui revenait dans sa région natale de Sainte-Croix. Les célébrations, avec la participation de dizaines de milliers de personnes, furent une grande manifestation patriotique – une rencontre de l’Armée de l’Intérieur avec Solidarnosc – au cours de laquelle les vétérans de l’Armée de l’Intérieur transmirent leur tradition à la jeune génération de scouts.

Dire toute la vérité sur le sort de l’Armée de l’Intérieur n’est devenu possible qu’après 1989. Les soldats de l’Armée de l’Intérieur ont participé à de nombreuses initiatives à cette époque et ont également fondé leur propre Association mondiale des soldats de l’Armée de l’Intérieur. Le Musée de l’Armée de l’Intérieur de Cracovie est né des archives de cette époque, et il a été décidé de le nommer d’après le légendaire commandant de Kedyw, victime d’un assassinat judiciaire par les communistes, le général Emil Fieldorf « Nil ». Des monuments ont été érigés dans de nombreuses villes, le plus important étant celui de Varsovie, rue Wiejska. C’est alors que, par décision de centaines de communes, avec un mandat fort de leurs populations, les rues ont commencé à porter le nom d’Armia Krajowa. On les retrouve dans presque une ville polonaise sur deux et elles sont les plus nombreuses parmi les noms historiques liés à la Seconde Guerre mondiale. Si l’on ajoute les commandants et les noms des unités du soulèvement de Varsovie, ce nombre augmente considérablement. Les écoles, les unités de l’armée polonaise, les forces de défense territoriale et les forces spéciales se réfèrent à cette tradition. Ils portent tous aujourd’hui le nom de l’AK.

.L’instauration d’une fête nationale comme la Journée nationale de commémoration des soldats de l’Armée de l’Intérieur, et ce fut une décision unanime du Parlement, est comme un sceau apposé sur notre mémoire commune, qui ferme le triptyque « férié » de résistance et de lutte tendu entre le Jour de l’État polonais clandestin et la Journée nationale de commémoration des soldats maudits, depuis la création du Service pour la Victoire de la Pologne jusqu’à la mort des dirigeants de l’association Liberté et Indépendance.

Jarosław Szarek

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 14/02/2025