
Par les réparations à la réconciliation
Berlin a une réaction allergique à toute mention de réparations de guerre. Or, en réglant cette question, on s’offrirait l’opportunité d’instaurer une réconciliation pleine et entière entre la Pologne et l’Allemagne.
.« Ils assassinaient d’une manière éhontée, sans aucun scrupule », raconte, tout émotionné, Winicjusz Natoniewski. Il n’avait que six ans lorsque, le 2 février 1944, les Allemands ont brûlé son petit village natal Szczecyn, dans la région de Lublin. Le même sort fut réservé à plusieurs autres bourgades aux alentours, soupçonnées de soutenir les résistants. Au final, entre 800 et 1300 personnes, femmes et enfants compris, ont péri ce jour-là. C’était l’une des plus brutales actions de « pacification » menées par les Allemands dans les zones rurales de la Pologne occupée.
Natoniewski y a survécu, mais s’en est sorti avec des brûlures sur tout son corps. Les cicatrices lui sont restées pour toujours, tout comme les traumatismes. « Il dit que c’est une affaire qui n’est toujours pas close dans sa vie », explique sa fille Bożena. Son père n’a pas obtenu le statut d’invalide de guerre, car il ne rentrait pas dans les critères prévus par la loi. Il n’a pas bénéficié du soutien de la fondation « Réconciliation germano-polonaise », car ce dernier était prévu pour des catégories bien précises de victimes. Conscient de ne pas avoir la moindre chance d’obtenir une quelconque indemnisation devant un tribunal en Allemagne, c’était devant un tribunal polonais qu’il a attaqué en justice l’État allemand. Sans réussite, la Cour suprême de Pologne ayant invoqué l’immunité de l’Allemagne. Sa requête à la Cour européenne des droits de l’homme a été, elle aussi, déboutée.
Le cas de Natoniewski montre clairement que l’Allemagne n’a pas entièrement soldé les comptes de la Seconde Guerre mondiale. Certes, lors des différentes commémorations anniversaires, on entend de la bouche des représentants allemands les belles paroles sur la responsabilité historique singulière de leur pays. Mais, hormis quelques modestes gestes, souvent forcés, il ne devrait pas s’agir d’une responsabilité matérielle. Car lorsqu’on passe aux choses concrètes, l’autre partie recourt à des subterfuges juridiques, en menant un jeu indigne qui consiste à faire perdre du temps pour espérer la prescription et l’oubli.
À la naissance de la RFA, les citoyens polonais n’étaient pas concernés, du moins au début, par les indemnisations individuelles des victimes du nazisme allemand. Les sommes versées plus tard – aux victimes des expérimentations médicales ou aux travailleurs forcés – doivent être jugées symboliques, compte tenu de la gigantesque hécatombe que les Polonais avaient subie des mains des Allemands en 1939–1945. On peut dire brutalement que pour être indemnisé, il fallait vivre suffisamment longtemps et faire partie d’un groupe « adéquat » de victimes. Mais même ces gens-là avaient très souvent le sentiment de n’avoir eu droit qu’à une « aumône ».
L’attitude de l’Allemagne en ce qui concerne les réparations de guerre – dues non pas aux victimes individuelles, mais à la Pologne en tant que pays agressé et brutalement occupé – est toute pareille. Les gouvernements successifs à Berlin n’arrêtent pas de convaincre le monde entier que cette affaire est close au sens juridique. Les mêmes responsables politiques, qui à tout bout de champ invoquent la morale, ont recours dans cette affaire à un discours juridique exempt de toute sensibilité. Ils s’efforcent d’expliquer pourquoi ils ne doivent pas payer les réparations, tout en évitant comme le feu la réponse à la question de savoir pourquoi ils ne veulent pas les payer.
L’argument invoqué de temps à autre consiste à soutenir que les réparations sont une voie qui ne mène nulle part – que celles payées à l’issue de la Première Guerre mondiale ont poussé l’Allemagne dans une crise et, indirectement, ouvert la voie au pouvoir à Adolf Hitler. En tant qu’historien, je rejette cette analogie. Aujourd’hui, l’Allemagne est la première économie de l’Union européenne – sans conteste plus forte et plus résiliente aux crises que ne le fut la république de Weimar dans l’entre-deux-guerres. Peu de gens savent que l’Allemagne a continué de régler les réparations pour la Première Guerre mondiale jusqu’en 2010, sans que cela l’ait empêchée de poser les fondations d’un État riche.
J’entends aussi souvent dire que l’Europe entière ou presque a souffert des effets négatifs de la Seconde Guerre mondiale, et que si tous les gouvernements demandaient aujourd’hui les réparations, les revendications n’auraient jamais de fin. Quiconque se sert de cet argument ne connaît visiblement pas la spécificité de l’occupation allemande des territoires polonais, une occupation à tous égards plus atroce que celle observée en Europe occidentale. Presque six millions de victimes, extermination de masse dans des camps, exécutions publiques ou cachées, déportations forcées, pillages de bien culturels, destructions de villes et incendies de villages volontaires – tout cela non seulement a laissé de profonds traumatismes, mais aussi s’est soldé par des pertes colossales qu’on est capable d’évaluer avec plus ou moins de précision. Aucun de nos ancêtres qui a été assassiné ou victime d’une quelconque atrocité lors de la Seconde Guerre mondiale ne nous a donné le droit de faire en son nom la pleine abolition de tous ces préjudices commis par les Allemands.
.Certes, l’Allemagne est notre voisin avec lequel nous voulons bâtir au XXIe siècle de bonnes relations en tant que partenaires au sein de l’Otan et de l’Union européenne. Les réparations de guerre seraient une étape majeure sur cette voie – un acte de justice concrète, matérielle. J’espère que Berlin aussi y verra une opportunité d’instaurer une authentique réconciliation entre nos nations.
Karol Nawrocki