Monika KRAWCZYK: Les Ulma auraient pu avoir 18 petits-enfants et 36 arrière-petits-enfants, tout comme les Goldman cachés par eux

Les Ulma auraient pu avoir 18 petits-enfants et 36 arrière-petits-enfants, tout comme les Goldman cachés par eux

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Monika KRAWCZYK

Directrice de l’Institut historique Emanuel Ringelblum. Entre 2004 et 2019 directrice exécutive de la Fondation de préservation du patrimoine juif. Engagée dans de nombreux projets touchant aux relations polono-juives et à la préservation du patrimoine juif.

Ryc. Fabien CLAIREFOND

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Les Allemands ont annoncé : « Les juifs qui quittent sans autorisation le quartier qui leur a été assigné encourent la peine de mort. Sera soumis à la même peine celui qui offre sciemment une cachette à de tels juifs ».

.Emanuel Ringelblum, créateur des Archives clandestines du ghetto de Varsovie, écrivait dans son essai Les relations polono-juives à l’époque de la Deuxième Guerre mondiale, alors qu’il s’abritait, avec 38 autres personnes, dans une cachette entretenue par la famille Wolski dans le quartier varsovien d’Ochota : « L’existence d’un Polonais qui cache des Juifs ne fait pas partie des plus faciles. Dans le pays règne la terreur… ­La meilleure partie de la société, les individus les plus nobles et les plus dévoués, sont déportés en masse vers les camps de concentration ou jetés en prison. Les espions et les dénonciations fleurissent, ce que nous devons en grande partie aux nombreux vrais et faux volksdeutsche. Rafles et arrestations sont monnaie courante. Dans les trains, on traque sans cesse les armes et les marchandises de contrebande ; pareil dans les rues des villes. Les masses populaires sont quotidiennement empoisonnées par le venin de l’antisémitisme transmis par la presse, la radio, etc. Dans une telle ambiance d’anxiété et de terreur, de passivité et d’indifférence, garder des Juifs chez soi, alors que tout joue en leur défaveur, est très difficile. Un juif dans l’appartement d’un intello ou d’un ouvrier est comme de la dynamite qui peut exploser à n’importe quel moment, dévastant tout au passage… Existe-t-il dans le monde des sommes capables de compenser la peur constante de se faire repérer par les voisins, le gardien d’immeuble, l’administration, etc. ? Il y a des idéalistes qui mettent toute leur vie au service de leurs amis juifs qui leur causent tant d’ennuis. Un Juif est comme un petit enfant qui ne peut pas faire un pas tout seul ! Il existe, à Varsovie et dans tout le pays, des milliers de ces idéalistes, que ce soit parmi l’intelligentsia ou parmi les travailleurs, qui au mépris du danger de mort font preuve de générosité sans limites. Tout Juif arraché aux mains sanguinaires de la bête nazie se devait d’avoir un tel idéaliste, un ange gardien veillant sur sa vie au quotidien… On va pouvoir écrire les plus beaux romans à partir de cette galerie de l’héroïsme des Polonais, les plus nobles idéalistes qui ne s’étaient pas laissé intimider par l’ennemi, par ses affiches rouges collées sur les murs, par la stupidité sinistre des fascistes et des antisémites polonais, qui qualifient le sauvetage des Juifs d’acte antinational ».

L’un des chapitres de ce grand roman sur les idéalistes serait dédié au sacrifice de la famille Ulma de Markowa. Une reconstruction détaillée de leurs motivations et leur action – et au final, de leur mort en martyrs – n’a été possible que grâce au travail de détective de l’historien Mateusz Szpytma, originaire du même village, qui non seulement s’est intéressé au sort réservé aux Ulma, mais aussi, en engageant dans l’enquête l’Institut de la mémoire nationale, et dans les questions organisationnelles et techniques la préfecture des Basses-Carpathes, a conduit à la création du Musée des Polonais ayant sauvé des Juifs. Mis au jour, les faits de cette modeste mais remarquable famille de paysans ont leur continuité, car l’Église catholique a décidé de les béatifier et d’en faire des modèles de vie pour les croyants.

Il est inconcevable que Wiktoria et Józef Ulma n’ait pas pris connaissance de l’annonce de « leur » Kreishauptman de Jaroslau (Jarosław) datée du 15 octobre 1941, où on pouvait lire : « Les juifs qui quittent sans autorisation le quartier qui leur a été assigné encourent la peine de mort. Sera soumis à la même peine celui qui offre sciemment une cachette à de tels juifs ». La gouvernance allemande à Łańcut et dans ses environs était effroyable, dont témoigne le Livre du souvenir de Łańcut écrit par les survivants après la guerre. Dans à peu près tous les récits revient le nom de Joseph Kokot et est mentionnée la bande de gendarmes dont il a fait partie. Le moins gradé et le plus jeune (âgé de 19 ans, il avait été envoyé en tant que volksdeutsche tchèque dans cette région), mais il s’est fait connaître pour sa cruauté et son sadisme. C’était lui qui a tué les plus petits enfants des Ulma. Dans un procès en 1958, Kokot a été accusé d’avoir assassiné 150 personnes dans 49 actions différentes. Cela signifie qu’il a abattu un homme tous les quatre jours. Pour ses crimes, il a été condamné à mort, peine transformée en réclusion à perpétuité (il est décédé en 1980 dans une prison à Bytom). Il ne s’agit là que d’une personne parmi la multitude d’assassins en uniforme allemand.

Markowa est un village du district de Łańcut (pendant la guerre de celui de Jarosław, dans le département de Cracovie). En 1939, il était habité par 120 Juifs dont presque tous sont morts. Les Allemands organisaient régulièrement des raids « de recherche » ; après la déportation des Juifs des environs du ghetto de Sieniawa et du camp de Pełkinie près de Jarosław, jusqu’à la fin de 1943, ils exterminaient activement la population juive et les Polonais qui les aidaient. Depuis leur maison, les Ulma voyaient une colline à la limite orientale de Markowa, appelée Okop (Tranchée) – lieu où les Allemands exécutaient fréquemment des Juifs arrêtés dans la région. Le 13 décembre 1942, les Allemands ont ordonné d’organiser une opération de recherche, avec la participation des habitants. Avant midi, le maire a informé le village de l’action envisagée, ce qui a permis aux personnes qui cachaient chez eux des Juifs de mieux sécuriser leurs cachettes. À cette époque, 25 des 54 Juifs cachés ont été découverts. Ils ont été abattus à l’endroit en question. Tout au long de l’occupation, plus de 30 personnes d’origine juive y ont perdu la vie. Malgré une telle terreur, Wiktoria et Józef Ulma ont décidé de prendre la famille Goldman sous leur toit, ce que tous, y compris leurs propres enfants, ont payé de leur vie.

Józef et Wiktoria Ulma étaient originaires de Markowa. Situé avant la guerre dans la voïvodie de Lviv, le village comptait 4 500 habitants. Józef (né en 1900) était une personne aux horizons très larges : il était agriculteur, possédait un verger, développait une culture de vers à soie et une autre d’abeilles (pour lesquelles il a reçu des prix), connaissait la reliure et a construit une centrale électrique domestique. Il était actif dans des organisations catholiques et dans le mouvement paysan (il dirigeait une bibliothèque) et pendant quelque temps il a occupé le poste de directeur d’une coopérative laitière. Il jouissait d’une grande popularité. Les photos qui nous sont parvenues le montrent dans un cercle de collègues rieurs. Après avoir épousé Wiktoria, qui était de 12 ans sa cadette, et la naissance de deux enfants, il a décidé d’agrandir la superficie de ses champs, ce qui n’était pas possible dans sa contrée natale. Ainsi, en 1938, la famille Ulma a acheté 5 hectares dans la partie orientales de la voïvodie de Lviv, près de Sokal. Cependant, ce déménagement n’a pas eu lieu à cause du déclanchement de la guerre. En septembre 1939, Józef a été enrôlé dans l’armée et a participé à la défense de la Pologne. Jusqu’en 1944, les Ulma ont eu six enfants : Stanisława, Barbara, Władysław, Franciszek, Antoni et Maria (la plus jeune de la fratrie, elle n’avait que deux ans). Les bourreaux allemands l’ont également reconnue coupable du « crime » de cacher des Juifs persécutés.

Les Juifs ont été les premières victimes de la terreur allemande. Au sein du Gouvernement général (le nom attribué par l’Allemagne à une partie des territoires polonais non incorporés au Reich), le 23 novembre 1939, un ordre est entré en vigueur selon lequel tous les Juifs de plus de 10 ans devaient désormais porter un brassard avec l’étoile de David. Cela a permis des harcèlements directs, des actes d’humiliation et des pillages. Par la suite, il y a eu une obligation de travailler, d’enregistrer ses terres, une interdiction d’utiliser les transports publics ou de quitter son lieu de résidence sans autorisation. Les Juifs ont été placés dans des ghettos ou envoyés dans des camps de travail. Puis est venue l’idée d’une annihilation totale. Elle a débuté en mars 1942 sous le nom d’opération Reinhardt. Sa mise en œuvre a débuté à Łańcut et dans ses environs au tournant des mois de juillet et août 1942. Les Allemands ont interdit aux Juifs de séjourner à Markowa et commencé à les déporter vers le camp de travail de Pełkinie, puis vers le camp d’extermination de Bełżec.

Les Juifs étaient cachés à Markowa par plusieurs familles, mais leur plus grand groupe a été accueilli par les Ulma. Dans leur maison, probablement à partir de décembre 1942, ont trouvé refuge des Juifs de Łańcut connus des Ulma – Saul Goldman avec ses fils Baruch, Mechel, Joachim et Mojżesz – ainsi que leurs voisines de Markowa, Gołda Grünfeld et Lea Didner, filles d’Estera et Chaim Goldman, un proche de Saul Goldman. Lea se cachait avec sa fillette Reszla. La femme de Saul, Gołda, avait été assassinée à Łańcut en août 1942. Il est possible qu’elle ait été cachée chez Aniela et Michał Nizioł. Aniela avait été arrêtée pour cela et assassinée, elle aussi.

On ne sait pas qui a dénoncé les Ulma et les Juifs cachés chez eux aux Allemands. On cite avec un degré de probabilité le nom de Włodzimierz Leś, agent de police « bleue » de Łańcut. Comme l’a établi la Garde populaire de sécurité (Ludowa Straż Bezpieczeństwa, un organe du mouvement de résistance Bataillons des paysans), Leś était un collabo. Il est probable que dans la première période les Goldman aient pu compter sur sa protection, moyennant l’argent, engagement qu’il n’aurait pas tenu. Les Goldman lui auraient alors demandé de leur rendre leurs biens.

Dans la nuit du 23 au 24 mars 1944, 5 gendarmes (Gustaw Unbehenden, Erich Wilde, Michael Dziewulski, Joseph Kokot, soit tous les effectifs du poste), sous le commandement du chef de la gendarmerie de Łańcut, Eilert Dieken, ainsi que de 4 à 6 policiers « bleus » (dont notamment Włodzimierz Leś et Eustachy Kolman) sont arrivés chez les Ulma. Ils ont d’abord abattu les Juifs cachés. Puis, devant la maison, ils ont assassiné Józef Ulma et sa femme enceinte Wiktoria. Ensuite Dieken a donné l’ordre d’assassiner aussi les enfants (« pour que le village n’ait pas d’ennuis avec eux »). Au total, 17 personnes ont trouvé la mort, y compris l’enfant à naître. Les meurtriers ont ensuite dévasté la maison et se sont préparé un « petit déjeuner ».

Les Ulma et Juifs ont été inhumés sur place, dans deux fosses séparées. Exhumées en janvier 1945, les corps des Ulma ont été transférés au cimetière de la paroisse. Deux ans plus tard, les restes des Juifs ont été ensevelies au cimetière de Jagiełła avec celles des victimes du massacre de décembre 1942.

Włodzimierz Leś a été traduit en justice et puni par l’État clandestin polonais. Ayant écopé de la peine de mort, il a été abattu. Le commandant des gendarmes, Eilert Dieken, est retourné à Essen en Basse-Saxe où il a travaillé comme policier. Il est mort en 1960. Sa fille considère qu’il était un homme bien, remarquable et que pendant l’occupation il a aidé, selon ses dires, des personnes dans le besoin. Il n’a rien raconté de ses faits d’armes, car c’était un secret. C’est elle qui a envoyé aux historiens polonais sa photo où on le voit en uniforme de gala de la gendarmerie allemande. Honte éternelle à lui et au système judiciaire allemand qui en pratique a couvert les criminels de guerre.

.En 1995, Józef et Wiktoria Ulma ont été honorés de la médaille des Justes parmi les nations. En 2010, le président Lech Kaczyński leur a décerné la Croix de Commandeur de l’ordre Polonia Restituta. Leur nom portent des écoles, des rues, des musées. Leur histoire est devenue en Pologne le symbole de martyrologie. L’Église catholique va bientôt les béatifiés. Aujourd’hui, ils auraient pu avoir par exemple 18 petits-enfants, 36 arrière-petits-enfants, tout comme les Goldman. Malgré cette action des gendarmes, 21 Juifs de Markowa ont réussi à survivre. Emanuel Ringelblum avec sa famille est mort à Varsovie le 9 mars 1944 avec les 38 personnes qui se cachaient avec lui et ses anges gardiens polonais, la famille Wolski.

Monika Krawczyk

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 07/09/2023