Un jour, la Russie sera libre, car telle est la volonté du peuple russe, en particulier de sa jeunesse. Mais tous les dissidents nous le demandent; renforçons notre action contre le régime, notamment en arrêtant Nordstream 2 et en appliquant un régime de sanctions étendues contre le premier cercle de Poutine et tous ceux coupables ou complices d’atteintes graves aux droits de l’être humain – écrit Nicolas TENZER
.Soyons nets : le danger que pose le régime de Poutine pour la sécurité en Europe et le monde n’est pas récent. Nous étions nombreux à décrire la nature de ce régime depuis longtemps : annexion de facto de 20 % de la Géorgie, invasion du Donbass et annexion de la Crimée, soutien au régime Assad et crimes de guerre russes massifs en Syrie, interventions de mercenaires russes en Afrique, notamment en République centrafricaine et en Libye, déstabilisation des démocraties, assassinat de centaines d’opposants en Russie, mais aussi sur le sol européen. Que les Européens commencent à comprendre ce qu’est ce régime grâce à la tentative d’empoisonnement d’Alexeï Navalny, son arrestation et sa condamnation iniques et la répression brutale à l’encontre des manifestants toujours plus nombreux en Russie, est une bonne chose. Elle n’est toutefois que la confirmation de ce que nous savions depuis longtemps. Nous connaissions aussi le lien originel entre l’entourage de Poutine, et notamment les soliviki, agents ou anciens agents des services de sécurité, et le crime organisé et son système kleptocratique. Le livre exceptionnel de Catherine Bolton, Putin’s People, jette sur cette réalité un éclairage cru.
Ce régime constitue ce que nous avions appelé une menace systémique. C’est la menace la plus forte et la plus immédiate, quels que soient par ailleurs les dangers à moyen terme que constituent les attaques chinoises contre nos principes démocratiques. N’opposons d’ailleurs pas les deux: Moscou et Pékin, avec des méthodes différentes, sont objectivement alliées dans leur offensive. Le régime russe entend détruire toute régulation par les organisations internationales, de l’ONU à l’OSCE, et en particulier les règles de droit qui le sous-tendent. Il veut imposer une révision des frontières par la force. Il considère qu’il peut agir librement au sein de zones d’influence qu’il entend réinstituer et étendre. Il cible comme des menaces les aspirations des peuples à la liberté et à la démocratie. Enfin, il veut instaurer un contre-modèle aux démocraties libérales et à leurs valeurs en imposant un autre modèle oppressif, anti-libéral et anti-démocratique, dans ce qu’il faut appeler un Kulturkampf. Beaucoup ont cru qu’avec la Chute du Mur et l’écroulement du communisme soviétique, nous en avions fini avec le combat idéologique. Ce que fait aujourd’hui le Kremlin montre que c’est faux ; une idéologie, plus souterraine et discrète et, d’une certaine manière, dès lors plus dangereuse s’est progressivement constituée sous l’égide des idéologues de Poutine. Son révisionnisme historique, depuis la réécriture du pacte Molotov-Ribbentrop jusqu’à la réhabilitation de Staline, va de pair avec son révisionnisme territorial appuyé par l’eurasianisme dont la formule d’Alexandre Douguine « L’Europe de Lisbonne à Vladivostok » résume l’ambition.
C’est la raison pour laquelle il convient de parler du « régime russe » et non de la Russie, comme si c’était une sorte d’essence intemporelle. Il existe, en effet, une tentation chez certains dirigeants européens de se focaliser sur la géographie et l’histoire, comme si celles-ci devaient expliquer les actions du régime aujourd’hui. Cette tentative de « compréhension » aboutit en réalité à une légitimation. Elle conduit à oblitérer ses crimes, pour partie imprescriptibles et justifiables d’une saisine de la Cour pénale internationale, au nom de prétendus intérêts. Il y a plus de cinquante ans, Raymond Aron mettait déjà en garde comme ce biais dans l’analyse à propos du régime soviétique. Ce n’est parce que, dans l’histoire russe, certains intellectuels ont cultivé les arts et la liberté que le régime se rattache à cette tradition. Ce n’est pas parce que le territoire de la Russie est pour partie européen que Poutine et son entourage se réclament des valeurs européennes. Ce n’est pas, enfin, parce que la Russie prétend défendre ses intérêts et que sa propagande cherche à imposer sa supposée perception d’une « humiliation » qu’il faut lui accorder quelque crédit. Les intérêts allégués par le Kremlin ne sont pas ceux du peuple russe qui est le premier à souffrir du joug du régime. Les pays occidentaux et l’OTAN, organisation défensive, n’ont jamais menacé la Russie dès lors que celle-ci n’enfreint pas les règles du droit international. Tant l’Union européenne que l’OTAN ont toujours tendu la main à la Russie, lors du mandat de Boris Elstine et au début de celui de Poutine, et le peuple russe aurait eu tout intérêt à s’engager dans une attitude coopérative. Ne récrivons pas l’histoire.
Aujourd’hui, c’est le destin de l’Europe qui est en jeu. Nous devons mettre un terme définitif à la complaisance envers ce régime et éviter de nous satisfaire d’un entre-deux, comme s’il s’agissait d’un régime normal ou même d’un régime autoritaire banal capable de compromis, et non d’une puissance radicalement offensive tous azimuts. Tout accommodement s’est traduit depuis plus de dix ans par de nouvelles avancées et agressions du pouvoir.
Elle lui a offert une carte blanche dont s’il est abondamment servi pour avancer encore plus son agenda idéologique, dont l’annexion de territoires n’est que l’expression pour ainsi dire instrumentale. La ministre française des Armées, Florence Parly, constatait il y a quelques mois que toutes les tentatives de réengagement – ce qui correspond à l’expression américaine de reset – n’avaient produit aucun résultat. Ajoutons à ce constat juste un codicille : elles ont produit des résultats bénéfiques pour le régime. Cela serait témoigner d’un grand entêtement et d’une ignorance des faits que de continuer dans cette voie. A l’évidence, les mots classiques de la diplomatie tels que « condamnation » ou « très grave préoccupation » ne servent à rien. Pire, ils traduisent notre faiblesse, notre pusillanimité et, finalement, notre discrédit. La visite catastrophique à Moscou début février du Haut Représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité fut une humiliation non seulement pour lui, mais pour l’Europe tout entière et sa crédibilité.
Ce qui se trouve mis en cause par cette attitude lénifiante est non seulement la sécurité immédiate de l’Union européenne, mais aussi son projet. Celui-ci mixe de manière intrinsèque nos valeurs et notre ambition. Deux notions-clés sont ainsi apparues : celle d’Europe-puissance – que l’auteur de ces lignes défend depuis plus de vingt ans – et celle, plus discutée, d’autonomie stratégique. Invoquer l’Europe-puissance alors que nous ne serions pas capables de faire face aux pires menaces stratégiques depuis la fin de la Guerre froide serait une plaisanterie dérisoire. Parler d’autonomie stratégique alors que nous cultivons notre impuissance devant les dangers présents et que nous abandonnons, avant d’avoir combattu, notre indépendance énergétique, technologique et pour partie commerciale, reviendrait à en faire une idée mort-née. C’est pourtant ce que nous ferions si nous acceptions le projet d’oléoduc Nordstream 2 qui non seulement nous place sous la dépendance du gaz russe, mais permettrait de conforter, en raison des ressources financières que cela apporterait à Gazprom, la capacité d’agression et de manipulation de l’information du Kremlin. Le projet d’accord commercial avec la Chine irait d’ailleurs dans le même sens.
Nous devons aussi le répéter : ce qui se passe en Europe, mais à l’extérieur des frontières de l’Union européenne, est déterminant pour l’avenir de cette dernière.
Cela vaut pour l’Ukraine que nous n’avons pas eu la volonté de défendre alors même que la révolution de Maïdan s’est faite au nom des valeurs européennes. Nous nous contentons d’un double régime de sanctions (annexion de la Crimée, non- application des accords de Minsk), certes nécessaire quoique insuffisant, mais n’allons pas plus loin. Pire, nous voyons certains responsables gouvernementaux mettre sur le même plan l’agresseur et l’agressé et feindre une neutralité entre les deux. Certains ont même tenté de pousser le président Zelensky au compromis, comme si nous étions pressés de nous débarrasser de ce que certains appellent un « dossier », et, pire encore, comme si nous acceptions comme un fait accompli la volonté du Kremlin de redessiner les frontières de l’Ukraine et étions prêts à laisser s’installer les sphères d’influence qu’il entend imposer à l’Europe et au monde. Cela vaut aussi pour le Bélarus où, tout en condamnant la répression barbare contre les manifestants du régime de Loukachenko, nous laissions en réalité faire. Seule une minorité d’États-membres ont reconnu Svetlana Tikhanovskaïa comme la présidente-élue du Bélarus. L’aide européenne, qui a le mérite d’exister, aux ONG, à la société civile et aux médias libres au Bélarus est trop limitée pour avoir un impact d’une ampleur nécessaire. Certains pays rechignent à accueillir les Bélarussiens contraints de s’exiler. Surtout, certains gouvernements sont toujours prêts à considérer la Russie comme un partenaire pour avancer sur une solution, alors même que l’ensemble des médias télévisuels du pays sont contrôlés par le Kremlin qui y a aussi dépêché ses forces de sécurité. Ce n’est pas vraiment la marque d’une Europe-puissance.
Enfin, la plupart des puissances européennes ont toujours été réticentes à poursuivre le processus d’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine à l’OTAN dont le principe avait été décidé au Sommet de Bucarest de 2008. Sans minimiser le fait que ces deux pays sont, de fait, en conflit avec la Russie et que cela appelle des dispositions spécifiques au regard de l’article 5 du Traité de Washington, on perçoit une réticence de certains pays à brusquer le Kremlin, comme si celui-ci devait être l’arbitre final. Un signal dommageable de faiblesse est ainsi envoyé. Le rapport du groupe d’experts de l’OTAN, OTAN 2030, a eu le mérite de clairement désigner la Russie de Poutine comme une menace durable, même la principale, pour la sécurité en Europe. On espère que le Conseil de l’organisation reprendra ses formules.
Regardons l’avenir : un jour, la Russie sera libre, car telle est la volonté du peuple russe, en particulier de sa jeunesse. Mais tous les dissidents nous le demandent; renforçons notre action contre le régime, notamment en arrêtant Nordstream 2 et en appliquant un régime de sanctions étendues contre le premier cercle de Poutine et tous ceux coupables ou complices d’atteintes graves aux droits de l’être humain. Cela signifie notamment le gel de leurs avoirs, voire la saisie de biens mal acquis, et l’interdiction d’accès au territoire de l’Union européenne, du Royaume-Uni et de l’Amérique du Nord. Ils comprendront peut-être ainsi que leur soutien au régime va à l’encontre de leurs intérêts et en tireront les conséquences. Faisons-le au nom du droit et de la lutte contre la corruption, mais aussi parce qu’une Russie démocratique et non mafieuse sera un accomplissement majeur pour la sécurité de l’Europe, mais aussi de l’Afrique et du Moyen-Orient où les conflits entretenus par le régime russe et ses alliés ont des conséquences directes pour nous.
.C’est certainement le point d’action majeur que l’Europe et les États-Unis doivent conduire de concert, quelles que puissent être leurs autres divergences. Devant les pires menaces, nous avons besoin d’un front totalement uni. Ce n’est que du réalisme.
Nicolas Tenzer