Jan ROKITA: La France, un souci et un chagrin

La France, un souci et un chagrin

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Jan ROKITA

Politiste, diplômé en Droit de l’Université Jagellonne de Cracovie, militant de l’opposition anticommuniste, député à la Diète de 1989 à 2007.

Ryc.: Fabien Clairefond

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François Hollande a été le premier chef d’État français à avoir abandonné la vieille tradition de la politique égoïste de Paris envers Moscou, en devenant le porte-parole de l’action commune à l’Est. Qu’Hollande ait décidé de soumettre la candidature d’un Polonais, Donald Tusk, à un poste clé dans l’Union reste, et restera sans doute pour de longues années, un événement unique dans la politique française – écrit Jan ROKITA

Il y a quelques années, j’ai eu un débat public à l’Université Jagellonne avec un centriste français, Jean-Louis Bourlanges. Le sujet était de savoir si la France se comportait correctement en Europe en bafouant les règles communes de déficit budgétaire, en repoussant les travailleurs polonais de son marché ou en menant indépendamment sa propre politique envers Moscou. Et c’était bien des années avant l’avènement de l’ère Macron. Ce qui avait rendu le député français un brin nerveux était l’idée même qu’on puisse poser la question de savoir si la France respecte en Europe des valeurs telles que la solidarité, la collégialité des prise de décision ou encore le marché concurrentiel. Et, pour couper à ce type de considérations, il s’est permis de rétorquer : « avec vous, Monsieur Rokita, c’est un peu comme si vous aviez, des années durant, frappé à la porte de notre maison, et une fois qu’on vous aurait laissé entrer, vous vous seriez mis à rouspéter que la nourriture est lamentable, les murs délabrés et qu’en plus, manque le tableau de la Vierge Marie ». Avant de prendre l’initiative dans la discussion et de poser cette question rhétorique : « mais puisque vous saviez tout cela en Pologne, pourquoi avoir alors voulu à tout prix entrer dans l’Union ? » .

Je raconte cette anecdote car elle constitue une introduction à l’essence même des problèmes politiques qui divisent pour de bon Paris et Varsovie depuis le grand élargissement de l’Union à l’Est. La France a pris note de ce fait historique mais sans jamais l’accepter intérieurement. À titre de parenthèse, je signale que les principaux candidats à la présidence l’année dernière affirmaient ouvertement que cet élargissement avait été une erreur, tel Alain Juppé, d’habitude raisonnable et modéré. À Berlin, l’entrée du quatuor de Visegrád dans l’Union paraissait comme un grand succès géopolitique qui non seulement annihilait les résultats de la guerre, mais donnait de surcroît à l’économie allemande un fort élan pour son expansion à l’Est. Les Britanniques étaient tout aussi satisfaits, car ils voyaient dans les nouveaux entrants des alliés dans la bataille qu’ils menaient depuis longtemps en faveur d’un marché européen libre et concurrentiel, que n’entravent par des barrières protectionnistes nationales. Paris non seulement n’éprouvait pas de satisfaction face à cette tournure que prenait l’histoire, mais devait en plus avaler la couleuvre que représentait la tentative manquée de Jacques Chirac de freiner, dans les coulisses, le tempo rapide de l’adhésion de la Pologne en 2004. Ce même président qui a profondément marqué la mémoire collective polonaise non pas en raison de ces faits-là, mais grâce à son bon mot désormais célèbre que « la Pologne a manqué une occasion de se taire » proféré à l’occasion du soutien de la Pologne à la lutte contre le terrorisme menée par George Bush. Depuis lors, dans la politique française revient sans cesse l’idée stratégique de « reléguer » l’Europe centrale et orientale, et la Pologne en particulier, sinon en dehors de l’Union, au moins vers ses lointains confins. Comme si la France, instinctivement, traitait la Pologne comme un obstacle à la réalisation de ses intérêts sur le continent.

Le seul dirigeant français à avoir essayé de rompre avec ce préjugé a été François Hollande. Dans la Pologne qui prévoyait de fournir un gigantesque (vu ses capacités) effort de modernisation de l’armée, Hollande voyait un second partenaire potentiel, à côté de la Grande-Bretagne, pour la construction d’une force armée européenne. En retour, la France espérait non seulement remporter quelques importants contrats d’armement, si attendus dans le contexte de la stagnation et du chômage, mais avant tout, étant donnée sa suprématie technologique et financière évidente, devenir un parrain bienveillant du programme polonais d’armement. Qui plus est, Hollande a été le premier chef d’État français à avoir abandonné la vieille tradition de la politique égoïste de Paris envers Moscou, en devenant le porte-parole de l’action commune à l’Est. Dans Donald Tusk, le président Hollande a trouvé un partenaire pour un tel « reset » polono-français car le premier ministre polonais voulait en effet se libérer de l’alliance sans alternative avec un Obama déloyal envers la Pologne, mais en plus, il tenait énormément à ce que ce soit Paris et non pas Berlin qui présente sa candidature au poste de chef du Conseil européen. Qu’Hollande ait décidé de soumettre la candidature d’un Polonais à un poste clé dans l’Union reste, et restera sans doute pour de longues années, un événement unique dans la politique française.

Le « reset » voulu par Hollande et Tusk a pris fin avec le changement du pouvoir, d’abord à Varsovie et puis, à Paris. Traitant la politique européenne de défense comme un mirage venant troubler l’alliance avec l’Amérique, Jarosław Kaczyński a mis fin au contrat pour les hélicoptères d’Airbus. Certains politiciens polonais peu soucieux d’observer les bonnes manières, ont, à cette occasion, offensé leurs partenaires français. Il est facile de s’imaginer la sincère colère de Hollande, d’autant plus qu’il traitait l’alliance militaire avec la Pologne non pas comme un caprice, mais comme une nouvelle direction devant être imprimée à la stratégie française en Europe. Ainsi, lorsque la première ministre polonaise tenta de mettre en péril la réélection de Tusk à Bruxelles, Hollande, monté sur ses grands chevaux, a proféré cette menace : « vous, vous avez des principes, et nous, nous avons les fonds européens ». Ce qui est arrivé après fut encore pire. Durant la campagne électorale, Emmanuel Macron, en évoquant le chômage en France, en a rejeté la faute sur la Pologne, et dans sa Picardie natale, il a promis de punir la Pologne à cause de son prétendu « dumping social » dans les trois premiers mois de son mandat (dans une interview pour « La Voix du Nord »). Et lors d’un meeting le 1er mai 2017, le futur président s’est adressé à ses partisans en ces termes : « les amis de Madame Le Pen, ses alliés, vous les connaissez : ce sont les régimes de Messieurs Orbán, Kaczyński, Poutine. Ce ne sont pas des régimes de démocratie ouverte et libre. Nombre de libertés y sont bafouées chaque jour et, avec elles, nos principes ». Mais il a oublié de préciser lesquelles de ces libertés étaient bafouées. Cela, il ne l’a d’ailleurs jamais fait, ni à ce moment-là, ni plus tard.

À Varsovie, on en a déduit que Macron prenait la Pologne en ligne de mire, car éveiller l’animosité envers les travailleurs et les services assurant un avantage concurrentiel à la Pologne était un moyen pour justifier les problèmes sociaux français.

Les chances de la Pologne étaient nulles lorsque Macron, quelque temps après, a mis en branle tout le potentiel politique de la France afin d’isoler Varsovie lors de l’adoption des nouvelles règles européennes qui, sous le mot d’ordre de lutte contre le dumping social, devaient en fait porter un coup fatal aux avantages concurrentiels évidents de la Pologne sur le marché commun européen des services. Le président s’est même donné la peine de faire une tournée des capitales centre et Est-européennes proches de Varsovie afin de les convaincre de rompre l’alliance avec la Pologne. À Varna, en présence des dirigeants bulgares, il a dit aux journalistes que la Pologne « La Pologne n’est en rien ce qui définit le cap de l’Europe d’aujourd’hui a fortiori de l’Europe de demain. ». Même la presse française a vu dans cette déclaration « une attaque d’une rare brutalité contre Varsovie » (« Libération »). Mais ce qui est devenu beaucoup plus dangereux pour la Pologne ont été les amples projets de réformes annoncés dans les discours de plus en plus spectaculaires de Macron. Son projet d’institutionnaliser la zone euro, de la munir d’un budget et d’une légitimité démocratique, soutenu par le fameux « reflection paper » de la Commission européenne de mai 2017, tendait ouvertement à rétablir l’ancien clivage de l’Europe. Pour les Polonais, ce plan a été considéré comme d’autant plus dangereux qu’il a été présenté auréolé de slogans de propagande consacrés au « développement de l’Union », une « intégration de plus plus forte » et au « renforcement » de l’Europe. À Varsovie, la leçon a été bien comprise. Le gouvernement polonais, jusqu’alors mal disposé envers Berlin (pour des raisons historiques principalement) a, donc, en toute hâte, misé à nouveau toutes ses cartes sur Angela Merkel, en partant sagement du principe qu’elle seule pouvait opposer son véto à l’action d’un Macron lancé à toute allure et réussissant à imposer l’obéissance aux petits pays.

Un ministre présidentiel, Krzysztof Szczerski, a écrit récemment que nous étions témoins d’un bras de fer au sein de l’UE entre la vision d’une Europe libérale d’un côté et d’une Europe protectionniste de l’autre. De son côté, le ministre aux affaires européennes au sein du gouvernement polonais, Konrad Szymański, estime que Varsovie agit main dans la main avec Berlin en vue de bloquer les projets d’une Europe « de format réduit ». Or même si pour des raisons diplomatiques, les ministres polonais ne nomment pas par son nom l’adversaire qu’ils ont à combattre, il n’en reste pas moins évident pour tous que sur ces deux fronts clés pour la Pologne, l’adversaire, c’est la France et son président. Dans les élites politiques du pays la conscience de ce fait est général bien répandue, et la politique européenne de Macron constitue un souci et un chagrin aussi bien pour le gouvernement de droite que pour l’opposition libérale. Mais alors que Macron mobilise publiquement l’opinion des Français contre la Pologne, aucun des camps qui anime le différend politique polonais n’en fait autant. Peut-être parce qu’à la différence des Allemands, la France et les Français suscitent en Pologne plutôt de bonnes que de mauvaises émotions collectives. Ceci au moins depuis que, il y a deux siècles, le grand écrivain romantique polonais Adam Mickiewicz, se prenant lui-même pour un guide spirituel, a dit aux Polonais de considérer Napoléon comme « un messager divin ». Tout cela n’est pourtant qu’un faible réconfort du point de vue de la realpolitik qui définit les relations polono-françaises actuelles.

Jan Rokita

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 13/07/2018
Traduit par Andrzej Stańczyk