
France-élégance et jazz
Le jazz, une musique née au contact de cultures tragiquement malmenées, voire sectionnées – quand le Blanc enleva le Noir pour en faire son esclave sur une terre appartenant au Peau-rouge. Grandes tragédies, grandes émotions, grands émois aussi. La France fut coloniale depuis toujours et en paie aujourd’hui le prix fort – écrit Piotr BARON
On s’accorde communément à considérer La Nouvelle-Orléans comme le lieu de naissance du jazz. C’est la plus grande ville de l’État de Louisiane, dont la capitale est Baton Rouge. C’étaient les Créoles furent les premiers à en jouer. La population créole qui sinon créa le jazz du moins contribua à son apparition, était composée principalement de mulâtres, de métis et de Noirs, plus rarement d’Indiens (les termes d’Afro-Américain, d’Américain de souche n’existant pas à l’époque, je me permets d’utiliser le vocabulaire conforme aux temps dont je parle). La langue créole était un mélange de presque toutes les langues des colons de l’époque, et comme en Louisiane les Créoles étaient principalement des francophones, leur langue portait le nom de lingua franca. Les linguistes pourtant ne la considèrent pas comme créole pour des raisons sociales.
Les Français aiment la liberté à en perdre la tête. C’est beau et romantique, tout comme le jazz. Cela explique pourquoi les jazzmans d’Amérique furent depuis toujours attirés par la France. Quand Duke Ellington, en voulant sauver son orchestre durant la crise de la musique de big-bands, partit pour une tournée en Europe, ce fut en France qu’il remporta le plus grand succès. Beaucoup de compositions inspirées par ce voyage virent le jour ensuite, le colonialisme français ayant agi en sens inverse.
Après la deuxième Guerre mondiale, les jazzmans américains furent traités en France comme des dieux, rien d’étonnant donc qu’ils y soient installés, parfois pour toujours. Des géants du jazz, tels Sidney Bechet, Bud Powell, Kenny Clarke, Johnny Griffin ou Archie Sheep, devinrent résidents et coryphées de la scène du jazz française, avant la guerre dominée par le gipsy swing, initié dans les années trente par Django Reinhardt et Stéphane Grappelli du Quintette du Hot Club de France. Dans les années cinquante, Louis Malle invita Miles Davis à improviser (avec des jazzmans français) la bande sonore du film « Ascenseur pour l’échafaud » (les musiciens jouaient en regardant l’écran, ce qui était, à son tour, enregistré en direct pour ensuite constituer un tout avec le film), tandis que Art Blakey avec ses Jazz Messengers enregistra celle du film « Des femmes disparaissent » d’Édouard Molinaro. Il s’en fallut de peu pour que Miles, lui aussi, reste en France – cherchez la femme. Et la femme, c’était Juliette Gréco. Comme dit Miles Davis lui-même : « …je l’aimais trop fort pour la rendre malheureuse ».
Le plus beau film sur le jazz sans être ni un documentaire ni une fiction basée sur des faits réels est « Autour de minuit » de Bertrand Tavernier. Le film, dans lequel on trouve des références aux biographies de deux légendes du jazz – Lester Young et Bud Powell –, raconte l’histoire de Dale Turner, un saxophoniste fictif originaire de New York, dont le rôle fut interprété par l’un des plus grands saxophonistes de tous les temps : Dexter Gordon, lequel, soit dit en passant, avait vécu dans sa carrière sa propre « période française ». Le film sur le jazz en France et sur la France dans le jazz sort en salles au milieu des années 80, au moment où paraît l’autobiographie de Miles Davis, contée par Quincy Troupe – « Miles & me ». Là aussi le facteur de l’inspiration française revient sans cesse. Les deux œuvres en question ont un impact colossal sur l’approche béhaviorale de vivre la musique pour toute une génération de fans du jazz et de jazzmans, y compris pour celui qui écrit ces mots.
.Quand je donnais récemment des concerts en Russie, les gens à qui je demandais d’indiquer les pays d’Europe le plus jazz, répondaient à l’unisson: la France et la Pologne. Nous pouvons donc être très fiers, mais cela, c’est un sujet pour un tout autre article.
Piotr Baron