Le grand improvisateur
La véritable patrie de Frédéric Chopin est le royaume enchanté de la poésie, écrit le professeur Dana GOOLEY
.Julian Fontana, l’un des plus proches amis de Chopin, a décrit le talent d’improvisation du compositeur comme suit : « Enfant déjà, il nous étonnait par sa richesse d’improvisation. Il veillait cependant à ne pas en faire un spectacle. Les rares privilégiés qui l’ont écouté improviser pendant des heures de la manière la plus exquise, alors que pas une seule de ses phrases ne ressemblait à celle d’un autre compositeur […], ne nous démentiront pas si nous affirmons que ses plus belles compositions ne sont que des reflets et des échos de ses improvisations ».
Ce sont des mots séduisants. La thèse selon laquelle il émanait du piano de Chopin une musique qui surpassait même ses compositions notées est trop belle pour qu’on y résiste. Nous envions les quelques amis et initiés qui ont eu la chance de pouvoir écouter Chopin jouer en privé lorsqu’il se sentait à l’aise. Ce « ah, si vous étiez là » suscite une agréable nostalgie à l’égard d’un artiste dont la personnalité et le jeu ne peuvent être évoqués que dans les mémoires. De plus, il confirme que Chopin était un véritable génie, doté d’une imagination si illimitée que ses compositions enregistrées ne peuvent en être qu’un pâle reflet.
Dans les années 1820, Chopin adolescent a toutes les raisons de pratiquer assidûment l’improvisation. Aspirant à une carrière de pianiste de concert, il sait que des virtuoses de renommée internationale, comme Ignaz Moscheles et surtout Johann Nepomuk Hummel, excellent dans l’improvisation de brillantes « fantaisies libres » sur des thèmes suggérés par le public. Le critique de la « Theaterzeitung » note que le virtuose polonais a trouvé dans sa fantaisie improvisée le juste équilibre entre plaisir (« multiples variations de thèmes ») et professionnalisme (« flux calme de la pensée », « pureté de l’exécution »).
Mais quelques années plus tard, Chopin est déjà à Paris et ses ambitions changent. Ayant compris qu’il pouvait y gagner sa vie en donnant des leçons de piano, il a perdu l’envie de donner des concerts. Il joue rarement en public et, s’il le fait, il n’interprète jamais de fantaisies libres. Il réoriente son énergie créatrice vers la composition de pièces très originales, peaufinées dans les moindres détails, explorant les possibilités du piano de l’époque d’une manière sans précédent. Lorsqu’il développait ses idées musicales, il ne manquait pas d’en essayer différentes variations sur l’instrument, de les présenter à ses amis et collègues et de les modifier en fonction de leurs réactions. Tel était Chopin lorsqu’il composait, évaluant et perfectionnant. Et c’est ce que son entourage a pu entendre et prendre pour de l’improvisation. Il n’est donc pas étonnant que, pour Fontana, aucune phrase de Chopin n’ait jamais ressemblé à celle « d’un compositeur quelconque ».
Le perfectionnisme de Chopin et le déclin rapide du prestige de l’improvisation au piano l’ont probablement empêché d’improviser en toute liberté, comme le faisait son ami Liszt. Bien que Chopin n’ait certainement pas perdu cette aptitude, il n’avait pas la motivation nécessaire pour l’utiliser. Cependant, de nombreux membres de son entourage – les romantiques français – se sont attachés à interpréter son jeu à travers le prisme de l’improvisation. George Sand, qui dirigeait ce cercle, estimait que ce talent devait être considéré comme la forme la plus élevée et la plus poétique de l’expression artistique, comme une exaltation spontanée des sentiments – une manifestation du génie en action. Elle loue les improvisations poétiques du poète polonais en exil, Adam Mickiewicz, star des salons parisiens de l’époque. Dans son célèbre « château de la liberté » à Nohant, elle encourage les poètes à improviser sur fond d’accompagnement musical délicat. Eugène Delacroix, qui fréquentait l’endroit, estimait que les esquisses artistiques rapidement exécutées avaient plus de force que les œuvres achevées, sapant ainsi l’importance traditionnelle accordée à la composition dans la peinture.
Il y avait donc une forte tendance dans ce milieu romantique à interpréter le jeu de Chopin comme une improvisation, même lorsqu’il jouait des œuvres composées. Le mot donnait un charme particulier aux tentatives de capturer, sous une forme littéraire, le caractère poétique et la plasticité uniques de sa musique. Dans ce même esprit, Heinrich Heine, poète allemand en exil, estimait que les improvisations de Chopin lui ouvraient les portes de la sphère universelle de l’art : « Il n’y a rien de tel que la joie qu’il nous donne lorsqu’il s’assied au pianoforte et qu’il improvise. Il n’est ni polonais, ni français, ni allemand ; il révèle une origine bien plus élevée, du pays de Mozart, de Raphaël, de Goethe ; sa véritable patrie est le royaume enchanté de la poésie ».
.Si l’improvisation a disparu des salles de concert dans les décennies qui ont suivi la mort de Chopin, elle a récemment fait un retour triomphal grâce à la pianiste Gabriela Montero, lauréate du Concours Chopin 1995. Encouragée par Martha Argerich à montrer au public un talent qu’elle avait cru devoir garder caché, Montero consacre désormais régulièrement la moitié de ses programmes de récital à l’improvisation sur des thèmes suggérés par l’auditoire. L’incroyable fluidité et la variété de ses improvisations laissent espérer que d’autres pianistes maîtriseront bientôt un art dont Chopin fut l’un des derniers représentants.