Prof. Marek KORNAT: La révolution polonaise de la liberté

La révolution polonaise de la liberté

Photo of Prof. Marek KORNAT

Prof. Marek KORNAT

Historien, soviétologue, éditeur de source, essayiste, professeur de sciences humaines.

Ryc. Fabien CLAIREFOND

Autres textes disponibles

Malgré tous ses défauts, cette constitution apparaît, au milieu de la barbarie prusso-russo-autrichienne, comme la seule œuvre de liberté que l’Europe orientale ait jamais créée par elle-même. Et elle fut inspirée uniquement par la classe privilégiée, à savoir les nobles.

.« Dans la société, tout pouvoir émane essentiellement de la volonté de la Nation. Afin donc que l’intégrité des domaines de la République, la liberté des citoyens et l’administration civile restent à jamais dans un parfait équilibre, le gouvernement de Pologne devra réunir, en vertu de la présente Constitution, et réunira en effet trois genres de pouvoirs distincts : l’autorité législative, qui résidera dans les états assemblés ; le pouvoir exécutif suprême, dans la personne du roi et dans le conseil de surveillance ; et le pouvoir judiciaire, dans les magistratures déjà établies, ou qui le seront à cet effet », proclamait la Constitution polonaise du 3 mai 1791. Comme nous pouvons voir, elle introduisait quelques idées fondamentales à caractère révolutionnaire pour l’ordre public. D’abord, les gouvernants prenaient leur pouvoir avec l’approbation des gouvernés. Puis, la liberté citoyenne et l’ordre social sont des valeurs qui doivent s’équilibrer. Enfin, nous y trouvons une exposition claire et nette du principe de la séparation des pouvoirs. La Constitution du 3 mai exprime avec force l’expérience polonaise de la liberté. Il est non moins important qu’il s’agisse d’une toute première loi générale en Europe, ce que peu de gens sur le continent savent.

Le moment de la promulgation de la Constitution correspond à la période de grandes codifications de l’ordre politique. Je pense évidemment à la constitution de la jeune république américaine du 17 septembre 1787 et aussi à la constitution française du 3 septembre 1791. Peut-on parler d’inspiration réciproque ?

L’expérience polonaise de la liberté était sans aucun doute singulière. Différente de celle des Français ou celle des Américains. Le préambule de la Constitution du 3 mai l’exprimait bien : « (…) persuadés que la perfection et la stabilité d’une nouvelle constitution nationale peuvent seuls assurer notre sort à tous ; éclairés par une longue et funeste expérience sur les vices invétérés de notre gouvernement (…) ». Si les Américains voulaient bâtir de zéro un tout nouvel ordre – sans expériences antérieures, car la nouvelle république naissait sur les décombres des colonies britanniques libérées – la République polono-lituanienne, par le grand acte de sa Constitution, s’imposait des limites et mettait en place des réformes de ses lois cardinales, dont le principe du liberum veto (vote à l’unanimité), l’élection libre, le droit de convoquer des confédérations – il faut lire : organiser la résistance au gouvernement, si nécessaire. Aussi la comparaison de l’expérience polonaise de la liberté avec celle française montre surtout des différences : alors que les Polonais consolidaient le gouvernement de leur État, afin de lui insuffler une nouvelle force, les Français procédaient au resserrement du pouvoir de leur gouvernement, afin de protéger les droits de l’homme et du citoyen. Le préambule de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 28 août 1789, qui, quelques jours plus tard, devint partie intégrante de la constitution adoptée par l’Assemblée nationale, proclamait : « Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous. »

Il est difficile de comparer ces trois constitutions : américaine, polonaise et française. Je crois que l’historien devrait surtout noter que l’acte polonais était le plus conservatoire, ne serait-ce qu’en maintenant le régime des états-généraux : les « nobles propriétaires de terres », les « villes et [les] bourgeois » ainsi que les « colons et autres habitants de la campagne ». C’était le maximum de ce que les réformateurs polonais pouvaient obtenir. Mais ils permirent tout de même aux bourgeois de siéger à la Diète et ils reçurent les paysans – « cette classe d’hommes précieuse » – sous la protection immédiate du gouvernement. Ce n’était pas peu dans un pays où depuis le XVIe siècle s’était formé un régime fondé sur la domination de la noblesse – la plus nombreuse de tous les pays d’Europe, avoisinant 10 % de la population du pays.

C’était sans aucun doute l’Angleterre – bien qu’elle ne possédât pas de constitution contenue en un acte séparé – qui était l’inspiration du roi polonais Stanislas II Auguste, homme des Lumières, principal créateur de la nouvelle constitution polonaise. Il faut néanmoins souligner que le texte donnait au roi polonais des prérogatives nettement supérieures à celles du monarque britannique. Le régime présidentiel était à l’époque, à la fin du XVIIIe siècle, une expérimentation isolée. Les Américains l’avaient osée pour sa jeune république. Et non sans succès. Mais, en Europe, cette conception était inédite. Le modèle américain ne trouvait pas preneur.

Toutes ses constitutions – soulignons-le – avaient en commun quelques principes fondamentaux : prépondérance de la nation, idée de la représentation (des gouvernés par les gouvernants), séparation des pouvoirs, responsabilité des ministres devant le parlement, pouvoir judiciaire séparé de l’exécutif.

En Pologne, on tenta de délimiter précisément les pouvoirs du roi. En France, on adopta le parlement à une chambre unique (la Législative) et reprit les prérogatives du roi – bien que laissé sur son trône – mis à part le pouvoir de commandant en chef des armées et le droit de grâce.

Sans doute le plus fortement explicitée dans la première constitution française, l’idée que les députés représentent toute la nation était accentuée aussi dans le texte polonais. Ce qui reliait ces deux actes, c’était aussi la conviction de la nécessité d’instaurer un pouvoir constituant qui exigeait un mandat à part exprimée par la nation afin de pouvoir changer la loi générale. La Constitution du 3 mai fixait justement à 25 années de son entrée en vigueur le terme auquel on pouvait travailler à sa réforme.

Comment peut-on qualifier le régime instauré en Pologne par la Constitution du 3 mai 1791 ? Je pense que c’était une monarchie modérée, une monarchie à laquelle on donna la « liberté bien réglée », selon une expression consacrée de la fin du XVIIIe siècle.

À l’annonce de la promulgation de la constitution française du 3 septembre 1791, le roi Stanislas II Auguste envoya une lettre de félicitations à l’Assemblée nationale. Il y faisait l’éloge du caractère pacifiste des changements fondamentaux survenus en Pologne. Ce fait d’une importance capitale mérite d’être souligné : la réforme de la monarchie polonaise passa par l’abandon par la noblesse (état gouvernant) de certains droits précis, délibérément et sans qu’une goutte de sang ne fût versée. L’histoire ne connaît pas d’opération similaire.

Edmund Burke félicita le roi polonais pour « la sortie de l’anarchie » sans violence. Les réformes dont la Constitution du 3 mai était le couronnement étaient perçues comme une « révolution polonaise ». Karol Marx y voyait un acte politique majeur de portée internationale : « Malgré tous ses défauts, cette constitution apparaît, au milieu de la barbarie prusso-russo-autrichienne, comme la seule œuvre de liberté que l’Europe orientale ait jamais créée par elle-même. Et elle fut inspirée uniquement par la classe privilégiée, à savoir les nobles. »

Mais pour d’aucuns cet acte n’avait rien de glorieux. Catherine II, en commentant les réformes de la Grande Diète, dit que « les Polonais dépassèrent en folie les révolutionnaires parisiens ». La campagne de diffamation devait ouvrir la voie au partage définitif de la Pologne. L’intervention de la Russie fit que la monarchie constitutionnelle polonaise ne se maintint qu’une année, jusqu’en juin 1792. Ainsi, les deux lois générales européennes furent rapidement abolies : la constitution polonaise – en résultat d’une invasion extérieure, la française – suite à l’accélération de la Révolution. Louis XVI fut arrêté. Puis vint le temps de la République. La Terreur et la violence dessinèrent un nouveau visage de la France.

Voici donc trois expériences différentes. Les créateurs de la république américaine instaurèrent un nouvel ordre, en organisant la liberté dans un État fort. Le passé de leur patrie était une sorte de table rase. Les Français tentèrent de s’arracher la liberté, en se débarrassant de leur régime absolutiste. Les Polonais firent l’inverse : en limitant les privilèges de la classe dominante, ils mirent les fondations d’un gouvernement fort où le roi était le chef de l’exécutif. Ce qui permit à Stanislas II Auguste de dire que « notre loi du 3 mai est aux antipodes du gouvernement français ».

Après 230 années, il nous reste évidemment le souvenir de la pensée courageuse des élites politiques polonaises capables de s’inspirer de modèles étrangers, de la philosophie des Lumières, sans pour autant rejeter nos traditions de liberté, riches, citoyennes, républicaines. L’idéal typiquement polonais de la « liberté bien réglée » était l’inspiration des patriotes polonais de l’époque. Il se résumait à cette pensée très simple : ni absolutisme, ni anarchie. Cette pensée est toujours vraie.

La liberté est certainement une grande valeur, mais elle n’est pas la seule à façonner l’ordre politique. Elle doit être encadrée par les lois et ne peut être le contraire de l’ordre. C’est ainsi qu’il faut lire la leçon polonaise d’il y a 230 ans.

Il faut mentionner encore un élément : dans la mémoire collective polonaise, la Constitution du 3 mai fait tout de suite penser à l’intervention étrangère soutenue par une partie des élites politiques du pays. Ceux qui en appelaient à Catherine II utilisaient à volonté le mot de liberté, mais qualifiaient de tyrannie le régime instauré par la Constitution. C’était un avertissement qui revenait sans cesse dans notre histoire et qui est toujours d’actualité.

L’organisation intérieure d’un État ne peut pas venir de son extérieur. Elle doit être le fruit d’une pensée commune de ses élites politiques.

.Certains historiens soutiennent que la Constitution du 3 mai ne fut que le testament de la Patrie, rien de plus. Une provocation en direction des puissances absolutistes ennemies qui, en réaction, signèrent l’arrêt de mort de la Pologne. Il nous faut y répondre que si l’État polono-lituanien devait être anéanti – tout porte à croire que tôt ou tard il l’aurait été – il faut féliciter les élites politiques du pays d’avoir eu l’audace d’écrire un tel testament. Il vivifia l’imaginaire des générations suivantes et façonne jusqu’aujourd’hui l’identité de la nation polonaise amoureuse de liberté.

Marek Kornat

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 03/05/2021
Fot. Mariusz Cieszewski / MSZ