L’autre Europe, mon Europe
A mesure que je parcours l’Europe, de Thessalonique à Vilnius ou de Trieste à Varsovie, mon attachement pour le continent et son identité s’approfondit. C’est que, je crois, tout Européen peut se reconnaître ici et là, dans les multiples « autres Europes » que contient notre continent – écrit Cyrille BRET
Combien de fois ai-je parcouru notre continent commun, l’Europe ? Combien de fois ai-je sillonné sa partie orientale, que ce soit en pensée, en train ou en discussions. Le temps d’une mission ou l’espace d’un weekend, la durée d’un colloque ou le moment d’une lecture, j’aime à m’immerger dans ces villes dont les noms jalonnent mon existence : Helsinki, Berlin, Budapest, Cracovie, Belgrade, Bucarest… Elles ont nourri ma curiosité. Elles ont suscité un attachement viscéral. Comme si cette Europe-là avait toujours déjà été une partie de moi-même.
Loin de me lasser par leur répétition, les explorations orientales m’ont toujours étonné par la richesse de leurs découvertes. Comme si l’Europe était un continent constitué de multiples contrées lointaines et proches. Comme si chaque Européen de Barcelone, Paris ou Manchester pouvait les découvrir dès qu’il fait l’effort de sortir de sa propre région. L’Europe orientale, c’est bien sûr celle de mes études, celle de mes déplacements et celle de mes activités professionnelles. Celle que mes grands-parents nommaient « L’Europe de l’est » et que mes professeurs appelaient « Les PECO – Pays d’Europe centrale et orientale ». Désormais, elle est aussi pour moi « mon Europe ».
Quand je pense à elle, trois épisodes banals en eux-mêmes mais essentiels pour moi, me reviennent immanquablement en mémoire.
Berlin et Prague 1992 : cap à l’est !
.L’Europe de l’est existe-t-elle ? Oui : je l’ai rencontrée. C’était en 1992. J’avais à peine décroché mon baccalauréat. Avant d’entamer mes études supérieures, j’avais souhaité réaliser un rêve : franchir un Rubicon personnel de l’est de l’Europe. Equipé d’un sac à dos, pourvu de quelques Deutschmarks et muni d’un billet d’autocar Eurolines, j’avais traversé la grande plaine prussienne vers ce que nous appelions encore « l’Allemagne de l’est » et la « Tchécoslovaquie ».
Durant toute ma jeunesse, cette partie de l’Europe avait été celle du « rideau de fer » et des grandes figures la liberté, Milan Kundera, Lech Walesa, Alexandre Soljenitsyne, etc. En allant à l’est, le jeune homme naïf et idéaliste que j’étais essayait de découvrir une terre de liberté et une terre de tourments historiques, un enjeu stratégique et un myriade de cultures connues seulement par les livres.
Le délabrement des infrastructures et les stigmates des conflits mondiaux m’importaient peu. Enfin, cette autre Europe se matérialisait devant mes yeux, à la sortie des autocars, dans gares, les tramways et les discussions d’auberge de jeunesse ! Le choc de Potsdamer Platz vide et couverte de chantiers ; l’émerveillement devant le pont Charles ; la visite des usines de la banlieue de Prague, la rencontre d’étudiants polonais et hongrois balbutiant l’anglais comme moi dans les auberges de jeunesse. Tout m’étonnait et me nourrissait. Et j’éprouvais déjà un sentiment que je ressens dès que j’arrive dans une des villes orientales : loin de chez moi, je me retrouvais pleinement chez moi.
Dans ces villes où les banques allemandes voisinaient avec les trolleys soviétiques et où des restaurants McDonalds ouvraient à côté de monuments aux soldats de l’Armée Rouge, je ressentais une impression d’enthousiasme. Celle d’une Europe en renaissance ?
Vienne 2008 : carrefour des Européens
.L’Europe du Danube passe pour le « Monde d’hier ». Un monument de nostalgie à cantonner aux romans de Musil, Roth et Zweig. Rien n’est moins faux : c’est un bouillon de culture, effervescent et dynamique. Elle m’est apparue à Vienne, en 2008.
Affecté à l’OSCE en février, j’étais arrivé dans une ville engourdie par l’hiver et recouverte par ses clichés. Mais, dès la première promenade au crépuscule, l’énergie de l’Europe danubienne m’avais saisi. Dans mon quartier d’Augarten, j’entendais des conversations animées en Serbe, je découvrais le parcours organisé par la municipalité en mémoire des Juifs déportés et j’apercevais les tours d’affaire des grandes banques autrichiennes à côté des miradors de la défense anti-aérienne du Deuxième conflit mondial.
Au détour d’une place, je tombai sur une manifestation de Kosovars célébrant l’indépendance toute récente de leur région. Cette marche viennoise me reste en mémoire. Elle condense tout ce qui fait pour moi Vienne et, plus largement, cette partie de l’Europe : une soif de modernité et de prospérité, une mémoire dramatique omniprésente et un entremêlement de populations et de langues slaves, germaniques, turques, etc. Au carrefour des Balkans et des Alpes, bordant ce Danube si magnifiquement dépeint par Magris comme un itinéraire spirituel plus que géographique, Vienne est devenue pour moi un jalon essentiel dans le développement de l’Europe.
Dans cette ville policée où les nouvelles technologies et la culture la plus raffinée sont mises à l’honneur pour les touristes et les investisseurs internationaux, j’ai senti combien les crises de l’Europe – celle des guerres des Balkans, des rapports avec la Russie et bien sûr, des conflits mondiaux – étaient notre défi commun. J’ai senti également combien un renouveau pouvait venir de sa jeunesse.
2015, de Lviv à Cracovie : les frontières de l’Europe
.Je suis presque toujours sorti de mon pays pour aller vers les autres Europes – proches comme l’Allemagne et la Pologne – ou éloignées comme la Bulgarie ou l’Ukraine. Mais, en 2015, entre deux affectations, je me suis pris pour un Ulysse européen, revenant chez lui de l’extérieur Venu à Kiev pour y travailler sur les effets de la crise de 2013-2014, j’avais décidé de rentrer en France non pas par l’avion Kiev-Paris mais de revenir par le train de cette marche de l’Europe. Pour matérialiser des frontières européennes largement déréalisées par les simples passages aux postes de contrôle des aéroports.
Pour vivre pleinement ce « retour à l’Europe », j’avais d’abord gagné Lviv en train de nuit. J’étais en quelques heures passé d’une ville partiellement russophone, Kiev, à un lieu typique pour moi de l’Europe centrale. En passant des grands immeubles khrouchtchéviens de Kiev à la grande place baroque de Lviv et de Maïdan aux cafés Mitteleuropa de la Galicie, j’avais franchi une zone où le monde russophone s’efface graduellement.
L’étape que j’attendais tant, celle qui avait décidé de mon mode de transport arriva : le train de nuit Lviv-Cracovie. Mais ce passage de la frontière externe de l’Union me surprit. Loin de retrouver un no man’s land où le drapeau bleu frappé des douze étoiles signale l’Union de loin, comme au passage entre la Serbie et la Bulgarie, le passage de la frontière s’opéra sans solennité. Au milieu de la nuit, je peux seulement me souvenir d’un contrôle administratif et professionnel par la police polonaise.
Je garde plutôt en mémoire la conversation décousue et amicale avec l’étudiant ukrainien de l’institut polytechnique de Cracovie qui partageait mon compartiment. Tantôt en anglais, tantôt en russe et tantôt en allemand, il me laissait entrevoir ses aspirations. L’avenir s’écrivait pour lui en Européen à part entière : après des études à Cracovie, il espérait trouver un emploi en Allemagne ou aux Pays-Bas et rêvait de célébrer son diplôme en Espagne ou au Portugal. Je reconnais en lui un double lointain de l’étudiant de 1992 qui aspirait, lui aussi, à s’immerger dans son autre chez soi, l’Europe. En sens inverse.
.A mesure que je parcours l’Europe, de Thessalonique à Vilnius ou de Trieste à Varsovie, mon attachement pour le continent et son identité s’approfondit. C’est que, je crois, tout Européen peut se reconnaître ici et là, dans les multiples « autres Europes » que contient notre continent.
Cyrille Bret