Dali n’était pas quelqu’un de banal !
Il est assez rare qu’un artiste inaugure de son vivant des musées qui lui sont dédiés, mais Dali n’était pas quelqu’un de banal ! BOŻENNA est artiste peintre. Née en Pologne, elle s’est installée à Paris dans les années 1970 après avoir habité en Italie. Elle a exposé plus de 150 fois en France comme à l’international et a remporté de nombreux prix et récompenses.
Nathaniel GARSTECKA: Salvador Dali est né le 11 mai 1904, c’est à dire il y a 120 ans. Vous l’avez bien connu. Comment vous êtes-vous rencontrés ?
BOŻENNA: Cela s’est faitpar hasard, vers 1980 ou 1981. Ce jour-là j’étais en compagnie d’Eugène Ionesco. Nous nous promenions sur le boulevard Saint-Germain à Paris et nous avons aperçu une foule devant une galerie d’art. Une exposition s’y tenait, avec des éclairages, la télévision, la radio, etc… Ionesco m’a dit que c’est l’un de ses amis qui exposait et nous sommes entrés dans la galerie, puis dans l’arrière-salle. Là, Salvador Dali était assis dans un fauteuil, tenant sa canne, avec une prestance royale. Quand il a vu Eugène, il s’est levé et l’a enlacé avec vigueur. J’ai été présentée, nous avons immédiatement sympathisé et nous nous sommes échangés nos cordonnées. C’était un moment émouvant que je n’oublierai jamais.
À cette époque-là, je ne me rendais pas compte de la valeur sociale et culturelle de mes relations avec Ionesco, Dali et avec bien d’autres, cela me semblait normal, naturel.
Vous vous rencontriez souvent ?
Dali descendait toujours à l’hôtel Meurice. Il y disposait d’une suite, la plus belle de tout l’établissement. A chaque fois qu’il venait à Paris, il me contactait ou il le faisait faire par son secrétaire particulier, Enrique Sabater, pour qu’on aille diner ensemble, systématiquement au Maxim’s, l’un des plus prestigieux restaurants parisiens. Je pense qu’il le faisait en partie parce qu’il croyait que j’étais la maîtresse de Ionesco (rires), ce que ce dernier ne démentait pas!
Cela se déroulait toujours de la même manière: j’arrivais à l’hôtel Meurice, je montais directement dans la suite où m’attendaient Dali et Sabater. Nous allions ensuite tous les trois au Maxim’s, où nous avions toujours la même table, parfois avec d’autres personnes. On s’y rendait d’ailleurs à pied, ce qui était une expérience fabuleuse car Dali se déplaçait d’une manière exaltée, royale, et donc très reconnaissable, d’autant plus qu’il portait toujours des vêtements hors du commun. On ne passait clairement pas inaperçus (rires) ! Sabater ne s’asseyait jamais avec nous, il avait sa table séparée.
De quoi parliez-vous ? Vous êtes peintre vous aussi, alors vos discussions se concentraient-elles uniquement sur la peinture, ou bien abordiez-vous d’autres sujets?
En réalité, ça ne ressemblait pas à des discussions. Dali était un véritable pontife, c’est lui qui parlait. Je disais une petite phrase, je lançais un sujet et lui démarrait et ne s’arrêtait plus (rires) ! C’était quelque chose de spectaculaire. En général, je restais bouche bée à l’écouter parler, je buvais ces paroles. Tant par fascination que par son caractère imposant, par sa prestance et son aura. A côté de lui, je n’étais rien, une poussière. C’était quelqu’un de prodigieux, de grandiose, d’extraordinaire.
Parmi nos sujets de prédilections on retrouvait bien entendu la peinture, son goût pour l’onanisme, mais aussi les musées qui lui étaient consacrés. Il en avait d’ailleurs ouvert un quelques années auparavant, à Figueras en Espagne, ainsi qu’un aux Etats-Unis, en Floride. Il est assez rare qu’un artiste inaugure de son vivant des musées qui lui sont dédiés, mais Dali n’était pas quelqu’un de banal !
Était-il aussi exubérant en privé qu’en public ?
Il était tout simplement lui-même, c’est à dire hyperbolique. Je le lui disais d’ailleurs. Il était exubérant, génial, immense, il s’en rendait parfaitement compte et l’exprimait ! D’habitude, je ne supporte pas les gens qui se prennent au sérieux et qui sont graves, je ne supporte pas ça. Montesquieu disait que la gravité est le bonheur des imbéciles. Je suis parfaitement d’accord mais la seule personne à qui je le pardonnais, c’était Dali. Il se prenait au sérieux et il était grave, d’une manière espagnole très grave (rires) !
Pourquoi était-il ainsi ? Est-ce parce qu’il avait déjà du succès sur la scène artistique ou bien est-ce que c’était juste son trait de caractère ?
Je pense que c’était sa nature profonde, tout simplement. Il y avait son origine espagnole qui jouait peut-être, et puis sa notoriété surtout. Je pense aussi que sa femme Gala n’y est pas pour rien, car c’est elle qui l’a formé, qui a fait de lui ce qu’il est devenu.
D’ailleurs, j’ai connu Gala aussi. En fait, elle s’appelait Elena Diakonova, une immigrée russe dix ans au plus âgée que lui. Lui était fou amoureux d’elle, et elle était manipulatrice, calculatrice, fourbe, rusée et froide. Avant de le rencontrer, elle était mariée à un grand poète, Paul Eluard, Eugène Grindel de son vrai nom. Eluard et Diakonova s’étaient connus dans un sanatorium en Suisse, où il se soignait à cause de la tuberculose. Elle avait la capacité de détecter les grands talents. Gala, donc, trompait Paul Eluard avec Max Ernst qui était également un grand artiste, et puis quand elle a connu Dali, elle a très vite compris avec quelle mine de talent elle avait affaire. Elle a donc peut être le mérite d’avoir créé Dali.
Je ne la supportais pas. On communiquait assez peu. Elle passait devant nous comme un spectre antipathique. J’avais du mal à saisir la nature de leur relation, en dehors de l’ambition de Gala. C’était un drôle de couple, parce que elle, elle était nymphomane et lui, il était impuissant (rires) !
Salvador Dali a quitté l’Espagne au moment de la guerre civile. Est ce qu’il vous arrivait de parler politique avec lui ?
Non, pas vraiment. Peut-être. Je n’arrive pas à me rappeler de toutes nos conversations. On ne ciblait pas des thèmes en particulier, on parlait de tout et on passait d’un sujet à l’autre.
A cette époque vous commenciez à être connue sur la scène artistique parisienne. Dali a-t-il à un moment été confronté à vos peintures ? A-t-il été amené à les commenter ?
C’est une question déplacée, car je ne me serais jamais permis de lui présenter ce que je faisais et de lui demander son avis. Au détour de certaines conversations il m’arrivait effectivement de lui montrer des photos et lui les trouvait intéressantes, mais je ne sais pas si c’était par courtoisie ou pour me faire plaisir.
Est-ce que Dali s’intéressait à la scène de l’art à Paris ? Est-ce qu’il allait à des expositions d’autres artistes ?
Non, pas du tout. Il était surtout habitué aux hommages qu’on lui rendait. Il nous arrivait cependant de parler d’autres artistes, comme Garcia Lorca qui était son ami, ou Louis Bunuel qui était son ami également et qu’il aimait beaucoup. Il me parlait aussi de Mondrian, qu’il détestait, ce sur quoi j’étais pleinement d’accord. On évoquait l’œuvre de Nietzsche, pour lequel nous avions un intérêt commun. On parlait de Leonor Fini, dont il appréciait la façon fluide de peindre.
On parlait souvent de Moïse Kisling. J’étais très amie avec Jean Kisling, le fils de Moïse. Dali disait de Kisling qu’il était „un amateur”. Moïse Kisling, ce grand peintre connu et reconnu, était traité par Dali comme un amateur (rires) ! Jean, qui est mort il n’y a pas longtemps, m’a raconté qu’il a rencontré Dali quand il était jeune et Dali lui a dit : „Tu ne serais pas le fils de ce gars qui essaie de peindre ?” (rires).
La peinture de Dali a-t-elle eu une influence sur la vôtre ?
Non, je ne pense pas. J’étais absolument admirative de son œuvre, qui est sans doute la plus géniale du XXème siècle, mais ça s’arrête là. Je n’ai jamais souhaité copier ou imiter qui que ce soit. Si l’un de mes projets se rapproche, même involontairement, de ce qu’a déjà réalisé un autre artiste, je l’abandonne. Cela m’est déjà arrivé, avec un tableau de Magritte par exemple. Pour en revenir à Dali je n’ai jamais peint d’objets mous ni d’animaux avec des pâtes en allumettes. C’était son style bien à lui et je ne compte pas l’imiter. Néanmoins, on me dit souvent que j’aurais été influencée par lui, en particulier des gens qui savent que je l’ai connu. J’entends souvent, au sujet de mes tableaux : „on dirait du Dali”, et ça m’énerve. Jamais je ne me permettrai de copier qui que ce soit.
En tant que génie de la peinture, il a nécessairement laissé une marque, une empreinte sur l’art et sur les artistes.
Bien évidemment, il a laissé une trace indélébile sur l’art mondial. Il a aussi et surtout laissé une pléthore d’imitateurs et c’est quelque chose que je ne supporte pas. Il y a parmi eux des peintres que je connais et qui ne font pratiquement que des imitations de tableaux de Dali. Il y avait toujours, bien sûr, dans l’histoire des peintres qui en imitaient d’autres, mais ce n’est pas mon cas, parce que j’apprécie l’œuvre et la création originale de chaque artiste.
L’écrivain et explorateur polonais Andrzej Banach était au courant de mon amitié avec Dali et a commandé pour moi, à Cracovie, une broche qui a la forme de l’une de ses sculptures, un œil avec de l’or, des opales et des perles.
Quels sont les peintures de Dali qui vous ont le plus marquées ?
C’est une question difficile, car je devrais tout me remémorer. Pratiquement toutes, même celles de ses débuts. Si je ne devais en citer que quelques-unes, ça serait la Gare de Perpignan et le Christ sur la Croix, qui font partie de ses tableaux les plus connus. La perspective qui y est représentée est tout bonnement inouïe.
En plus de ses tableaux, ce sont nos conversations qui m’ont le plus marquées. Dali me parlait beaucoup de sa méthode „paranoïaque critique”, il dérivait ensuite sur la philosophie, la psychologie, il parlait de ses visions, de ses fantasmes en les habillant d’un vocabulaire particulièrement exotique et avec son accent mélodieux.
Dali avait-il d’autres centres d’intérêt que la peinture ?
Je pense que la peinture, c’était sa vie, c’était primordial pour lui. Son centre d’intérêt ? Gala bien évidemment. Elle était sa muse, tout du moins au début de leur relation parce qu’ensuite ils se sont mariés et elle est devenue l’organisatrice de son activité artistique. Elle s’occupait de tout : des voyages, des expositions, de la publicité, des relations publiques, avec les médias, les hommes politiques etc… Elle était le moteur de sa réussite. Cependant, Dali a eu une autre muse pendant une quinzaine d’années, Amanda Lear.
Est-ce qu’il continuait à peindre durant les dernières années de sa vie?
Il continuait à peindre tant que Gala l’y obligeait, car elle avait toujours besoin d’argent pour entretenir ses amants. Elle le trompait comme elle trompait Paul Eluard. Elle a même acheté une villa en Californie pour l’un de ses amants. Néanmoins, la peinture était toute sa vie, alors même après la mort de Gala il a continué, mais avec un autre état d’esprit, plus apaisé.
Dali était au courant de ce que faisait sa femme ?
Tout à fait, et il le racontait à certains de ses amis, à Ionesco par exemple. La mort de Gala, en 1982, officiellement suite à une chute dans son escalier, a été une sorte de délivrance pour lui.
Quelle était la relation entre Salvador Dali et Enrique Sabater?
Uniquement professionnelle, bien que Sabater a longtemps fait croire qu’il y avait entre eux une véritable amitié. Par exemple, il a organisé en 2012 une exposition à Paris durant laquelle il a présenté des œuvres que Dali lui aurait „offertes”. En réalité, Dali n’a pas offert grand-chose à Sabater. Il n’avait pas beaucoup de considération pour son secrétaire particulier.
Quel regard portait Dali sur la scène culturelle et artistique française, parisienne, à l’époque où vous vous fréquentiez ?
On se taquinait souvent là-dessus car nous avions la même opinion de ce qu’était la scène artistique parisienne. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir de très bons amis parmi ces artistes, comme Picasso ou Juan Miro. De même pour moi, avec Marc Chagall et bien d’autres. Nous savions dissocier notre opinion professionnelle de nos amitiés personnelles.
Ce qui était commun pour l’époque, et qui se perpétue aujourd’hui, c’était le nombre incalculable de médiocres qui gravitaient autour des grands peintres. Pour un génie comme Dali, il y avait des dizaines de médiocres qui essayaient de le suivre. Certains avaient sans doute du talent, mais la plupart était avant tout animée d’orgueil et de vanité. Quant au public, il applaudissait, et il continue à applaudir, car il a peur de passer pour „bouseux”. Des ratés, applaudis par des snobs.
Tout cela n’existait pas pour Dali, il était à part. Il aimait les grands classiques, les vrais grands peintres. Sur les dernières décennies, c’était Delvaux, Magritte, Giorgio de Chirico. A ses débuts, il était lié avec André Breton et les surréalistes parisiens, mais il a vite rompu avec eux. Il était tout le temps en mouvement intellectuel, inclassable, iconoclaste.
Aimait-il choquer ?
Il aimait choquer, oui. Un jour, il m’a raconté qu’il avait une forme d’attirance pour les mouches. Il les attrapait, leur arrachait les ailes, les trempait dans la peinture et les plaçait sur une toile ou sur une feuille de papier. Les insectes se déplaçaient ainsi en laissant des traces de peinture puis il faisait un tableau ou un dessin par-dessus.
J’ai une cassette avec sa voix, que j’ai achetée à son musée à Montmartre. On l’y entend délirer (rires), par exemple en proposant que le siège des Nations Unis devienne „un endroit de plaisir, un bordel”.
Vous avez réalisé avec lui un entretien qui a été publié dans „le Monde” et dans „Polityka”.
C’est d’abord „Polityka” qui l’a publié, en 1987, puis „le Monde” en 1989 à la mort de Dali, dans une version différente. Le quotidien français a par exemple enlevé le fragment sur la Pologne et l’Espagne. Dali déclare : „l’Espagne et la Pologne sont deux peuples chevaleresques, que l’on peut battre, mais dont on ne peut triompher. Les chevaliers s’expriment par leur épée au nom de l’idéal du „tout ou rien”. C’est ainsi en Espagne, c’est aussi le cas en Pologne.”
Cependant, l’hebdomadaire polonais a jugé utile de rajouter „merci pour cette conversation” à la fin de l’entretien. C’est quelque chose que pratiquent souvent les journaux polonais, alors que ce n’est pas correct.
Qu’a apporté Dali à l’art et à la culture mondiale ?
En plus d’être le plus grand peintre du XXème siècle, il était aussi sculpteur, écrivain, réalisateur. Il écrivait beaucoup. Il est un véritable diamant de la culture mondiale, un génie. Un diamant qui brille, qui éclaire nos esprits et qui continuera à briller de par son unicité.
Son génie résidait sans doute en grande partie dans son imagination explosive et dans le fait qu’il parvenait remarquablement bien à la représenter, dans ses moindres détails. Sa technique, sa capacité d’innovation, chaque point, chaque tracé de ligne, chaque couleur, chaque perspective… c’était un maître de la perspective…. Tout ce qui sortait de sa plume ou de son pinceau devenait un chef d’œuvre d’art.
Nataniel Garstecka