
Et si l'Ukraine l'emportait ?
En misant mal sur le futur vainqueur, la France peut perdre un énorme marché de la reconstruction de l’Ukraine après la guerre – écrit Eryk MISTEWICZ
.Silvio Berlusconi a rendu public son plan de paix pour l’Ukraine. Il serait fondé sur l’idée que Kiev doit s’incliner devant toutes les revendications territoriales de Poutine. Et la paix régnera de nouveau. D’autres voix tout aussi absurdes se lèvent de plus en plus souvent. Elles proviennent généralement de milieux et d’hommes politiques rendus auparavant dépendants de la Russie, tel Gerhard Schroeder, ancien chancelier allemand, embauché par une compagnie gazière russe un mois après la signature d’un contrat qui, en matière d’énergie, a subordonné Berlin à Moscou.
Une partie de la classe politique italienne, autrichienne, allemande et, hélas, française (bien que, dans ce dernier cas, c’est heureusement de moins en moins audible) commet la même erreur de considérer que l’Ukraine doit se soumettre à la Russie, qu’elle ne peut que perdre cette guerre, que la Russie occupera et puis s’accaparera d’autant de territoires ukrainiens qu’elle voudra.
Rien de plus faux. La guerre dure depuis 2014 (avec une pause qui a permis aux forces russes de rassembler plus de soldats et d’équipements en préparation de l’attaque du 24 février dernier), après que la Russie a annexé à l’Ukraine la Crimée et les zones frontalières orientales. La guerre ne prendra fin que lorsque la frontière russo-ukrainienne sera restaurée dans son état d’avant 2014. Donc lorsque la Crimée et l’est de l’Ukraine seront restaurés dans leur état d’avant-guerre.
Il n’y a aucune raison pour qu’il en soit autrement. C’est la conviction et le défi de la classe politique en Ukraine, Pologne, République tchèque, Lituanie, Lettonie, Estonie, Finlande, Suède, Grande-Bretagne et aux États-Unis. Cette conviction n’est pas qu’une inspiration philosophique ou morale, mais elle repose sur de solides analyses d’informations militaires de leurs propres réseaux de renseignement opérant en Ukraine et en Russie. Un service de renseignement militaire peut se tromper, mais dix services de renseignement militaire ne se trompent jamais si l’affaire est aussi grave.
L’Occident observe l’Ukraine, mais l’Ukraine observe l’Occident aussi. Je ne serais pas surpris si Volodymyr Zelensky, en bon comptable, notait soigneusement non pas tant des déclarations que des faits. Dans son carnet, qui définit l’avenir de l’Ukraine, il note très précisément le montant de l’aide militaire (et plus particulièrement dans le domaine des armements offensifs). Sans doute a-t-il noté le ridicule « pas en avant, pas en arrière » de Berlin et une dizaine d’obusiers allemands dont les munitions ne sont plus produites, le matériel provenant de stocks inusités et devant être, en plus, livré à l’Ukraine cet été, lorsque la tournure de la contre-offensive ukrainienne peut être complètement différente.
Volodymyr Zelensky est conscient du montant des aides accordées à ses citoyens résidant dans d’autres pays. Il a certainement vu que l’UE a refusé une aide financière à la Pologne, qui a accueilli plus 2,5 millions de réfugiés ukrainiens, dans ce qui constitue la plus grande crise humanitaire de ces dernières décennies, bien plus importante que la crise turque, résolue d’ailleurs à raison de milliards d’euros en provenance du budget communautaire.
Zelensky voit sur qui il peut compter, qui se comporte décemment et qui est un véritable ami. La France a encore une grande chance d’inscrire dans les cahiers de Zelensky un soutien concret aux sanctions contre la Russie, un soutien sérieux et mesurable en termes d’équipements militaires comparable, par exemple, au soutien de la Grande-Bretagne, de la Pologne, et même de la petite République tchèque. Le temps est peut-être venu d’apporter un soutien clair et décisif aux pays qui fournissent de l’aide à l’Ukraine. La France le fait, mais « en même temps », malheureusement, elle ne sais pas encore qui va l’emporter dans cette guerre.
L’Ukraine n’est pas un pays africain où éliminer le président changerait la politique du pays. D’ailleurs, Zelensky est aujourd’hui l’un des présidents européens le mieux protégés. Tous les services de renseignement savent bien quel dispositif a été engagé dans sa protection. Le temps n’est-il pas venu, là aussi, d’en tirer les conclusions ?
Le temps n’est-il pas venu pour les journalistes d’un média français qu’on peut regarder et à Kiev, et à Varsovie, et à Prague et à Lviv d’arrêter de reprendre de la propagande russe avec leurs micros et leurs caméras guidés par le FSB selon des itinéraires bien rôdés ? Oui, nous voyons dans toute l’Europe de l’Est ce qui est servi aux télespectateurs français chaque soir, aux heures de grande audience. Nous en tirons les conclusions. Nous jugeons. Nous y avons le droit, n’est-ce pas ?
Je ne vais pas y aller par quatre chemins, mais je le fais sciemment : la France est-elle prête à s’exclure d’un énorme marché qui, au niveau de l’Occident, se constituera en vue de reconstruire l’Ukraine ? La France est-elle prête à faire baisser son rang, en ne participant pas dans le processus d’affaiblissement de la Russie, tout comme on a affaibli l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale ?
.La conviction que, de toute manière, « la Russie gagnera cette guerre » et « l’Ukraine, pour retrouver la paix, sera obligée de rendre de ses territoires à la Russie » ne mène nulle part. Le rapport des forces est aujourd’hui différent. Pour cette région et pour toute l’Europe, se dessine, avant la fin de cette année si difficile, une nouvelle carte de l’Europe ? Il serait judicieux d’élargir l’analyse stratégique à des scénarios prévoyant de multiples variants de l’évolution de la situation. Par exemple à la question : et si l’Ukraine l’emportait ?
Eryk Mistewicz
Texte publié à l’Opinion [LIEN].