Travaillons ensemble à surmonter la fracture entre l'Europe de l'Ouest et l'Europe centrale et de l'Est!
Tout ce qui passe de la culture de l’Est, en cinéma, photo, littérature ou autre, peut paraître embrouillé – simplement parce que les bases ne sont pas là. Comment un dialogue politique est-il possible s’il a pour arrière-fond une telle inégalité de connaissance de chacun, de part et d’autre? – ecrit Guillaume MÉTAYER
.Les préjugés et l’ignorance face à l’Europe centrale et orientale sont encore très vivaces. Sans doute de nombreuses strates historiques les ont-elles peu à peu fixés. Le communisme a été l’une d’entre elles. L’imaginaire occidental entoure ces pays d’une atmosphère d’oppression, de tristesse et de misère invétérées, ainsi que d’exotisme pas toujours attirant, ou pas assez marqué, comme s’ils étaient à la fois trop différents et trop semblables. À l’ère du globish, les langues de cette région apparaissent souvent comme inutilement compliquées. On les présente parfois ici comme de purs effets de différenciation motivées par le seul nationalisme régional.
La géographie de ces zones, même chez les gens cultivés, reste incertaine. Il n’est pas si rare de voir confondues Slovénie et Slovaquie, Budapest et Bucarest. Le sentiment d’avoir affaire à une ère culturelle lointaine, à dominante germanique ou russe, est ancré dans bien des esprits. Les choses changent, il est vrai. Certaines destinations autrefois peu prisées sont plus appréciées, telle Budapest, après Prague, et connue désormais pour ses bains thermaux, son festival Sziget et son art de vivre. Sans doute la reconversion touristique s’explique-t-elle aussi par la crise économique qui rend cette région plus abordable, ainsi que par l’appréhension croissante qui entoure les destinations du sud de la Méditerranée. Pas à pas, ce tourisme apporte aussi sa part de progrès dans la connaissance de la culture de ces pays – et peut-être ces conditions économiques et géopolitiques sont-elles, à terme, une chance pour l’unité culturelle de l’Europe. Comme en 1956 avec la question de Suez mettant un terme à la question hongroise, il faut toujours avoir à l’esprit l’attraction méditerranéenne et atlantique des pays de l’Ouest.
Mon expérience personnelle est évidemment bien différente. Traducteur du hongrois depuis près de 20 ans, mais aussi du slovène et de l’allemand, j’ai été frappé par la proximité culturelle de cette région, ainsi que par la grande ouverture intellectuelle des « petits pays d’Europe de l’Est » (Bibó) rendue nécessaire par leur relatif isolement linguistique. J’ai pu mesurer comment un pays de taille moyenne comme la France, ancienne grande puissance dépassée par les nouveaux empires et cherchant à maintenir son rang, se trouvait parfois, par là même et malgré elle, beaucoup plus enclavée et encombrée d’elle-même que ces apparentes périphéries.
Le prestige culturel de ces régions est indiscutable en musique, en cinéma, en littérature aussi, mais il est souvent difficile, du point de vue français, de bien assigner les artistes connus à un pays en particulier. On se satisfait la plupart du temps de moyens mnémotechniques sans une vraie connaissance des histoires propres de chacun de ces territoires. J’ai mené récemment, pour un colloque international à Nanterre, une enquête sur la place spécifique de la poésie centre-européenne chez les grands éditeurs français.
La poésie est souvent considérée comme le cœur de la littérature, et de la langue, l’enquête peut donc faire sens ici aussi. Elle donne un indice de la réception littéraire des pays d’Europe centrale en France.
Je me suis d’abord intéressé aux éditions Gallimard, les plus prestigieuses sans doute. En tout, à ma connaissance, seuls deux volumes de poèmes y ont, par exemple, été traduits du hongrois, l’un en 1972, l’autre en 1985. Plus généralement, je me suis intéressé à la place de la poésie centre-européenne dans la prestigieuse collection „Poésie Gallimard”, véritable panthéon de papier. Or, sur les 660 titres alors publiés, un seul poète d’Europe centrale apparaissait en tant que tel : le tchèque Vladimír Holan ! S’y ajoutent deux anthologies, une de poésie tchèque et une de poésie yiddish. Ces trois titres sont d’ailleurs des réimpressions plus ou moins modifiées d’ouvrages déjà publiés, y compris chez d’autres éditeurs… Dans la collection poésie de la maison Flammarion, très centrée il est vrai sur la poésie en langue française, aucun poète centre-européen non plus, sur 214 titres – mais un poète est-européen, Velimir Khlebnikov. Si les éditions du Seuil ont publié un livre-disque autour d’Attila József (avec Krisztina Rády, l’ancienne compagne de Bertrand Cantat, et des membres du groupe Noir Désir), aucun poète centre-européen ni est-européen n’apparaît dans la collection « Points poésie » qui regroupe pourtant des traductions de 10 langues étrangères (dont 46% de l’anglais, 19% de l’allemand, 8,8% du japonais, 8,8% de l’espagnol). Les éditions Fayard font exception, avec un fond de poésie centre et est-européenne moins désertique, soit 10 titres dont 7 traduits du polonais, et 2 de l’albanais.
En somme, la poésie centre-européenne (c’est différent pour la Russie, traditionnellement plus présente depuis le vicomte de Voguë) est à peu près absente des grandes maisons françaises. Ce décalage a sans doute diverses causes, mais il me semble tristement éloquent d’une transmission culturelle qui ne se fait pas, ou qui se fait peu, grâce à d’autres maisons plus courageuses, mais plus modestes. La multiculturalité et le multilinguisme de l’Europe centrale et orientale, jamais vraiment abordés à l’école en France, jouent aussi contre elles. Les points de repère manquent pour permettre de fixer les informations qui arrivent. Tout ce qui passe de la culture de l’Est, en cinéma, photo, littérature ou autre, peut paraître embrouillé – simplement parce que les bases ne sont pas là. Comment un dialogue politique est-il possible s’il a pour arrière-fond une telle inégalité de connaissance de chacun, de part et d’autre ?
S’il est évident que nous partageons des racines judéo-chrétiennes, nos deux histoires sont, sur ce point, disjointes, du fait, par exemple, que la laïcité française a été un processus d’émancipation reconnu malgré toutes les contestations dont elle fait l’objet, tandis que l’athéisme d’État communiste a joué le rôle d’un conservatoire et même opéré une revivifaction de la tradition religieuse. C’est ce qui explique sans doute une divergence de vue face à l’islam. Alors qu’en France, la laïcité doit permettre l’installation critique de cette religion dont les fidèles se sont considérablement accrus en nombre dans les cinquante dernières années, sans doute des pays redevenus plus proches de leur tradition religieuse originelle n’ont-ils pas le même regard, en tout cas pas le même cadre philosophique et juridique. En même temps, les interrogations aiguës autour de ces questions en Occident sont souvent exploités contre le modèle français : on a beau jeu, là-bas, de dire qu’il nous est nécessaire de recourir à un constant „état d’urgence” sécuritaire pour maintenir ce bel édifice. Or, il est évident que l’on ne peut demander à chaque nation centre-européenne de se comporter comme d’anciens empires qui cherchent à maintenir leur messianisme colonial dans leur dimension multiculturelle. Chacun de ces pays est lui-même une entité extraite d’un empire multiculturel, il serait contradictoire de se regarder soudain lui-même comme un nouvel empire miniature, un microcosme idéal, un kaléidoscope parfait. La „nouvelle frontière” des pays de cette région, est, tout à l’inverse du modèle colonial et américain de l’Europe occidentale, la leur : enfin retrouvée dans les grands effondrements de l’Histoire. Comment en sortir ?
La question de la sécularisation des sociétés européennes était une grande question qui me semble avoir été négligée au niveau de l’Union. La politique a horreur du vide, et c’est dans ce vide que la différence historique a proliféré et qu’il faut comprendre la croissance d’un néo-christianisme institutionnel voire constitutionnel, comme celui qu’a mis en place Viktor Orbán en Hongrie. Il y a énormément de relations personnelles entre les deux Europes, un vrai tissage et tressage riche de potentialités. Mais de plus en plus, près de quinze ans après l’arrivée des „nouveaux entrants”, on ne peut que s’étonner des fractures qui se sont installées au fil du temps, comme si l’accueil n’avait pas véritablement eu lieu. Il faudrait sans doute recommencer l’Europe par la culture, en faisant une place effective à ces régions dans les canons culturels des pays de l’Union. Je ne suis pas sûr que l’entrée de ces pays en 2004 a eu un impact réel sur les programmes scolaires français. Si, comme je le crains, cela n’a pas été le cas, alors l’Europe centrale et orientale restera perçue comme un élément étranger.
Il faudrait organiser de grands moments communs, par exemple pour le centenaire de l’Europe le 11 Novembre ou pour les trente ans de la chute du Mur et du démantèlement du Rideau de fer qu’il faudrait célébrer et utiliser comme l’occasion d’un grand débat collectif sur notre destin commun.
Il faut tâcher d’intéresser les médias français à cette région, et comprendre les causes du désintérêt. D’abord, la France a fait lentement sa mue dans la mondialisation. Elle avait depuis longtemps perdu l’habitude de devoir s’adapter à des circonstances historiques nouvelles. Elle était très attachée au confort que l’État-nation octroie depuis des siècles à ses concitoyens, bousculés il y a près de soixante ans déjà par la seule décolonisation, crise très grave mais dont le théâtre a surtout été extérieur au territoire hexagonal.
Depuis quelques décennies, la mue de l’anglais a constitué un effort immense, pour une nation qui a cherché à faire entendre sa langue qu’elle a voulu porteuse d’une voix différente dans le concert des nations. L’ouverture à l’Allemagne après la Seconde Guerre Mondiale a aussi ponctionné beaucoup d’énergie, pour un résultat culturel inégal : aujourd’hui, les classes d’allemand sont en régression drastique, balayées par les langues mondialisées.
Les journalistes français sont donc assez peu formés pour évoquer ces régions dont ils connaissent rarement bien les langues, les cultures et les histoires. Sortir de cette ignorance leur apparaît comme très coûteux pour un résultat incertain. Outre ses relations transatlantiques marquées par l’ambivalence, la vocation méditerranéenne et postcoloniale de la France l’accapare aussi beaucoup, et ne laisse plus beaucoup de place pour ces régions placées parfois aussi dans l’imaginaire collectif dans l’ombre de la Russie. Traditionnellement, les relations franco-russes sont très fortes. Sans remonter à Catherine II, il suffit de lire Guerre et Paix pour observer l’étrange mélange d’hostilité politique et de fascination culturelle.
Ces régions sont certainement considérées inconsciemment comme une sorte de no man’s land entre l’Allemagne et la Russie où émergent quelques vagues souvenirs de relations antérieures (l’amitié polonaise, la « petite sœur » roumaine, l’alliance serbe mise à mal par la guerre en Ex-Yougoslavie, sans parler de la culpabilité de Munich face à la République tchèque …). Les révolutions antistaliniennes puis antisoviétiques de Poznán, Budapest, Prague, Gdańsk ou de Roumanie (alors suivies jour après jour par l’éphémère chaîne de télévision « La Cinq ») ont attiré la sympathie de beaucoup d’observateurs français, mais ensuite la réunification politique dans l’économie de marché a semblé, un peu vite assurément, avoir réglé la question. Comme si la convergence économique était le seul enjeu.
.Il semble que les fractures de l’Histoire n’ont pas été élaborées collectivement, et que tout le monde pâtit aujourd’hui de cette négligence d’hier. J’espère qu’il n’est pas trop tard et que nous n’allons pas vivre dans une Europe scindée entre « illibéralisme » et utopie postcoloniale.
Guillaume Métayer