Marie Curie-Skłodowska… et la cuisine
Je propose de ne pas considérer que Marie Curie était une « chimiste », mais plutôt une scientifique de la chimie, et je milite depuis des décennies pour que l’on cesse de confondre les trois champs techniques, technologiques et scientifiques – ecrit Hervé THIS
.Marie Curie + cooking ? On lit seulement que la jeune Marie Skłodowska ne savait même pas faire un potage, et qu’elle s’est mise à la cuisine quand elle s’est mariée, grâce à sa belle soeur. Elle y mit -évidemment- la même intelligence, le même soin et le même esprit de méthode que pour ses travaux scientifiques, mettant au point des plats qui demandaient peu de préparation, et qui pouvaient cuire pendant qu’elle était au laboratoire.
Mais je ne suis pas historien, et, ayant mes propres travaux de gastronomie moléculaire à mener, je ne vais pas passer du temps à faire un bibliographie sans doute passionnante, puisque le personnage de Marie Curie l’est, au détriment de nos travaux de recherche des mécanismes des phénomènes qui ont lieu lors des transformations culinaires.
Que dire alors de pertinent, pour célébrer Marie Curie ? Je préfère profiter de l’occasion pour dire que la cuisine est un art chimique, qui s’apparente en tous points à la chimie… J’alllais écrire « à la chimie de Marie Curie », mais je reprends bien vite, parce qu’il y a un combat à mener : Marie Curie ne faisait pas de chimie, mais elle avait des travaux en sciences pour la chimie.
Etonnant, d’ailleurs, que l’on en soit encore, au 21e siècle, à devoir expliquer cela, tout comme il faut expliquer la différence entre science, technologie et technique, ou encore tout comme il faille encore expliquer que la science n’est pas l’application de la science. Ici, je propose de profiter de l’occasion pour exposer tout cela le plus clairement possible, avant de comparer les opérations « chimiques » de Marie Curie avec des travaux de cuisine.
La chimie et les « arts chimiques » ?
Revenons plusieurs siècles en arrière, et, plus précisément, avant la publication de l’Encyclopédie de Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert. On nommait alors confusément chimie ou alchimie, parfois chymie et alchymie, les travaux de ceux qui fabriquaient des « produits » à partir de « réactifs », utilisant à cette fin la « puissance du feu ». Il y avait, par exemple, les « forgerons » qui chauffaient des « terres » (les minerais) en présence de charbon de bois, pour obtenir des métaux. Il y avait ceux qui fabriquaient des savons en chauffant des matières grasses avec des cendres de bois (qui contiennent de la potasse), ou de la chaux, ou de la soude. Il y avait les céramistes, qui exploraient la cuisson de « terres » (des oxydes surtout), afin d’obtenir des couleurs…
La chimie et l’alchimie étaient confondues, et l’on ne peut même pas prétendre que les alchimistes se distinguaient des chimistes par des vues spéculatives, en rapport avec la transmutation des métaux ou la prolongation de la vie, parce que cela n’est pas vrai : pour tous, il y avait cet étonnement de voir des corps se transformer, de la matière changer, mais les visées spéculatives étaient ou non partagées. D’ailleurs, que l’on pense à cette merveilleuse expérience de la coquille d’oeuf que l’on calcine, puis que l’on filtre avec de l’eau, avant d’obtenir un trouble quand on souffle dans l’eau de chaux obtenue. Le carbonate de calcium (inconnu il y a plusieurs siècles) s’est transformé en oxyde, puis a été reprécipité en carbonate, selon un cycle qui fut interprété de plus d’une façon ésotérique.
C’est entre le début et la fin de la publication de l’Encyclopédie, quand cette œuvre essentielle introduisit des descriptions techniques au milieu des matières intellectuelles, que se fit la séparation. La chimie naquit, projet encore mal dégauchi. Puis, progressivement, on vit deux directions se séparer. Par exemple, le grand Antoine Laurent de Lavoisier, dans un texte sur la confection des bouillons de viande, dit très explicitement que d’Arcet a exploré la science de la chose, alors que lui-même avait un intérêt appliqué : il distingait la science de ses applications, notamment la technologie.
Aujourd’hui, qu’est-ce que la chimie ? Je propose de penser que les activités humaines soient définies par leur objectif et par leur méthode, qui est évidemment spécifique de l’objectif (pour aller de Varsovie à Paris, on n’utilise évidemment pas le même moyen que pour aller de Varsovie à Wolomin). Bref, il y a donc une activité « technique », qui cherche à produire des composés, telle l’activité de production de nitrates ou d’acide sulfurique. Puis il y a une activité « technologique », qui vise à perfectionner la production des composés, comme quand Louis Joseph Gay-Lussac introduisit les chambres au plomb pour la production d’acide sulfurique. Enfin, il y a une activité « scientifique », quand on cherche les mécanismes des phénomènes à l’aide d’une méthode qui passe par (1) l’identification d’un phénomène, (2) la caractérisation quantitative de ce phénomène, (3) la réunion des données en « lois » synthétiques, c’est-à-dire en équations, (4) la recherche de mécanismes compatibles avec ces lois, (5) la recherche de conséquences théoriques, et (6) le test expérimental de ces prévisions théoriques. Marie Curie, pour son travail célèbre sur l’isolement du radium, était parfaitement dans une visée scientifique, et non pas technique ou technologique. Et, en conséquence, je propose de ne pas considérer que Marie Curie était une « chimiste », mais plutôt une scientifique de la chimie, et je milite depuis des décennies pour que l’on cesse de confondre les trois champs techniques, technologiques et scientifiques.
D’ailleurs, un mot à propos des relations que les sciences (de la nature) entretiennent avec leurs applications. Tout d’abord, on aura raison de répéter que les applications des sciences ne sont pas des sciences, tout comme le fruit n’est pas l’arbre. D’autre part, on aura raison de ne pas faire de hiérarchie entre les sciences et leurs applications, idée à propos de laquelle le cas de Louis Pasteur doit être considéré : ce dernier, qui fit des travaux scientifiques, fit aussi des travaux d’application des sciences (vaccins, par exemple), qu’il distingait parfaitement des premiers. Et si Marie Curie isola effectivement le radium, avec son mari Pierre, elle appliqua la radioactivité pour les traitements médicaux.
Enfin, un mot encore à propos des applications des sciences : c’est une erreur que de croire que les résultats des sciences ne soient utiles que pour faire évoluer les techniques ; les changements de connaissance sont également essentiels.
Radium et cuisine
Surtout, en ce début de 21e siècle, se pose la question de la position de la science dans le public, car les temps glorieux du « progrès scientifique » sont passés, dans l’opinion publique. La célébration de Marie Curie vient donc à point nommé pour indiquer à un certain public qu’il n’y a pas à se tromper de combats, et que la Connaissance vaut toujours mieux que l’ignorance, qui est l’arme des tyrans, des malhonnêtes et des fanatiques.
Par exemple, la « chimie » (j’entends la technique, conformément à ce qui a été dit plus haut) est attaquée, parce qu’elle serait à l’origine de tous les poisons de notre alimentation… mais c’est oublier que 99,99 pour cent des pesticides que nous consommons sont d’origine naturelle : au cours des millions d’années de leur évolution, les plantes ont appris à se protéger des insectes par des pesticides naturels. Et, d’autre part, on ne dira jamais assez que la cuisine est une activité parfaitement artificielle (n’est naturel que ce qui n’a pas été transformé par l’être humain), et qui s’apparente en tout point à la chimie. D’ailleurs, on la rangeait naguère dans les « arts chimiques », quand le mot « art » était utilisé au sen de technique.
D’ailleurs, en ces temps de célébration, alors que l’on répète à l’envi que Marie et Pierre Curie ont isolé le radium, la question est surtout de savoir comment ils y sont parvenus. L’observation initiale a été dite mille fois : alors que l’uranium semblait toujours plus actif que d’autres minerais, la pechblende était toujours plus active que l’uranium. Devait alors exister un autre élément, encore inconnu, dans ces minéraux. Pour l’isoler, le couple Curie mit en œuvre différentes méthodes de séparations chimiques des éléments présents dans la pechblende, mesurant à chaque étape, le niveau d’activité des produits ainsi obtenus.
Certes, mais quelles méthodes ? On n’est pas assez entré dans les méthodes mises en œuvre, qui sont essentiellement des précipitations et des dissolutions. Par exemple, l’expérience citée précédemment montre que l’on peut faire précipiter un carbonate de calcium, ou le redissoudre quand on acidifie. Comme les divers éléments ont des seuils de solubilité différents, sous la forme de carbonates ou de chlorures, ont peut progressivement séparer, d’abord des grandes classes chimiques, puis des nombres plus restreints. Une exemple montre bien comment : supposons que l’on dissolve dans l’eau, en chauffant, de l’iodure de plomb et de l’iodure de potassium, on obtient une solution claire ; mais si l’on refroidit, on voit une « pluie d’or », c’est-à-dire un précipité d’iodure de plomb, le potassium restant en solution, de sorte que la séparation du liquide et du solide conduit à la séparation du plomb et du potassium.
Mieux encore, Marie et Pierre Curie utilisaient des chaudrons, comme en cuisine. Certes, cette dernière utilise peu les méthodes de coprécipitations, mais la question de la solubilisation est constante : le sucre dans le blanc d’oeuf, le sel, la non solubilité de l’huile et de l’eau, qui est à la base de toutes les émulsions, et ainsi de suite.
Oui, il faut dire que la cuisine, c’est de la chimie, mais, pire (en quelque sorte), une chimie qui ignore tout des dangers des composés qu’elle utilise ou qu’elle produit. Oui, il faut dire que la Connaissance était la quête de Marie Curie. Que, aujourd’hui, elle n’aurait pas été dans le camps des marchands de peur, qui cherchent en réalité du pouvoir ou de l’argent. Michael Faraday, de cette même communauté de la recherche du savoir, disait que la science rend aimable.
.En ces temps de célébration d’une grande dame de la science, concluons en signalant que l’aventure des Lumières n’est pas terminée : elle ne fait que commencer. Sur les traces de nos grands anciens, hommes ou femmes, soyons des Hussards de la Connaissance.
Hervé This