Mateusz MORAWIECKI: Un nouvel axe de l’Occident  – la Pologne, l’IMEC et la bataille pour les routes de l’avenir

fr Language Flag Un nouvel axe de l’Occident – la Pologne, l’IMEC et la bataille pour les routes de l’avenir

Photo of Mateusz MORAWIECKI

Mateusz MORAWIECKI

Premier ministre de la République de Pologne 2017-2023.

Ryc.Fabien Clairefond

Autres textes disponibles

l’IMEC devient plus qu’un simple corridor économique. C’est un axe de sécurité, de croissance et de coopération – un contrepoids stabilisateur au réseau d’influences construit en dehors du système de valeurs occidental, en dehors de la civilisation occidentale. C’est aussi un projet qui peut non seulement accélérer le développement, mais aussi ancrer l’Europe dans un réseau d’alliances réelles, et non dans des équilibres illusoires.

À chaque époque sa propre route

.Chaque époque possédait sa propre artère – une route par laquelle circulait le commerce, se développaient les empires et s’accélérait l’avenir. Pour Rome, c’était la Via Appia. Pour les marchands médiévaux, la Route de la soie. À l’ère industrielle, c’était les canaux de Suez et de Panama. Tous ces itinéraires modifiaient l’équilibre des pouvoirs.

Pour le XXIe siècle, une telle route pourrait être l’IMEC – un corridor reliant l’Inde, le Moyen-Orient et l’Europe. Un nouvel axe commercial et de communication. Une opportunité de sortir de la stagnation et de réécrire la carte géostratégique. Pour la Pologne – le moment de transformer son éternel déficit géographique en avantage concurrentiel.

Le constat est quasi généralisé : le monde vit un tournant. L’équilibre mondial vacille et les principes sur lesquels reposaient le commerce mondial, les flux technologiques et les investissements sont de plus en plus contestés. La Chine et la Russie, chacune à leur manière, remettent en question l’ordre établi. Pékin construit ses propres réseaux d’influence, de l’Afrique au Moyen-Orient, étendant sa présence économique, infrastructurelle et technologique. La Russie, quant à elle, ne construit pas, elle détruit. Sa stratégie s’inscrit dans une logique de guerre : missiles, pression migratoire, désinformation, chantage énergétique.

L’Europe est tiraillée : elle perd sa compétitivité, ayant renoncé à des technologies clés, et elle perd sa sécurité, ayant trop longtemps cru à la pérennité de la paix ; entre-temps, le monde a changé. Les vagues qui la secouent – migration illégale, déstabilisation numérique, attaques hybrides – ne sont plus de simples signaux d’alarme. Ce sont de véritables outils de pression qui brisent la cohésion sociale, sapent la confiance des citoyens et affaiblissent l’identité de l’Occident en tant que communauté de valeurs.

Dans un tel contexte, il ne suffit plus de réagir. Il faut agir – résolument et rapidement. Car l’avenir de la géopolitique est l’avenir des routes commerciales. Les flux stratégiques – de marchandises, de données, d’énergie et de technologies – détermineront qui se développera et qui disparaîtra de la carte des influences.

Comment transformer une malédiction géographique en avantage géopolitique

.En parlant de l’emplacement géographique de la Pologne, on utilise souvent le terme « malédiction » : située sur une plaine sans frontières naturelles, elle reste coincée entre l’Allemagne et la Russie. Il y a beaucoup de vérité là-dedans, et peu sont ceux qui le contestent. Mais comme l’a si bien noté Peter Zeihan, la « géographie du succès » n’est pas donnée une fois pour toutes. La carte change et les directions peuvent s’inverser.

Aujourd’hui, la Pologne peut inverser son destin géographique. La plaine d’Europe centrale, l’accès à la mer, la proximité de la Scandinavie et des Balkans : ce ne sont pas des handicaps, mais des atouts. Et surtout, un potentiel infrastructurel. Lorsque j’étais Premier ministre, je savais que si la Pologne voulait rejoindre la ligue des États performants, elle devait considérer les infrastructures comme un levier de développement.

C’est pourquoi nous avons densifié la Pologne grâce à des investissements stratégiques et locaux. Nous avons créé des zones économiques spéciales, des parcs industriels, et attiré des capitaux étrangers – non pas pour assembler à moindre coût, mais pour attirer le savoir-faire, soutenir la diffusion des technologies et bâtir des avantages comparatifs. Nous avons compris que les infrastructures ne se résument pas à du béton et de l’acier – mais qu’elles sont un atout politique dans le grand jeu de l’avenir.

La même impulsion nous a poussés vers la plus grande modernisation de l’armée de l’histoire de la Pologne. Il ne s’agissait pas seulement de sécurité, mais aussi de réelle capacité d’action et de renforcement de notre position de pilier du flanc oriental de l’OTAN. Dans le même esprit, nous avons lancé l’Initiative des Trois Mers – l’axe de changement géostratégique déplaçant le centre de gravité du continent vers notre région et l’ancrant dans le système occidental de valeurs, de technologie et de sécurité.

Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui, une armée forte n’est pas seulement un bouclier, mais aussi une protection pour les corridors stratégiques, comme l’IMEC. Pour les investisseurs, c’est un signal que la Pologne n’est pas seulement une promesse de marge, mais aussi une garantie de résilience. C’est pourquoi les dépenses de défense ont atteint 4,3 % du PIB – soit le niveau le plus élevé de l’ensemble de l’OTAN. Nous avons misé sur l’interopérabilité avec nos alliés et le développement de notre industrie de défense nationale.

Tout cela a été possible grâce aux réformes des finances publiques menées par mon gouvernement. Elles ont restauré la confiance des marchés et nous ont permis d’investir dans la sécurité, et pas seulement de réagir aux crises successives.

La Pologne : plaque tournante de la région, porte d’entrée vers la nouvelle Europe

.Aujourd’hui, la Pologne dispose de tous les atouts pour devenir la plaque tournante nord de l’IMEC – un nœud logistique et numérique entre l’Asie et la Scandinavie. Mais notre rôle ne s’arrête pas au transit. Avec les États-Unis, nous devrions développer l’énergie nucléaire – SMR de GE Hitachi, blocs de grande taille de Westinghouse – , renforçant ainsi l’indépendance énergétique et la résilience des infrastructures de la région.

Les expériences de ces dernières années – de la pression migratoire de 2021 aux cyberattaques – ont montré que la Pologne est capable non seulement de concevoir, mais aussi de protéger efficacement les systèmes stratégiques. Nous avons réagi avec détermination aux menaces hybrides, prouvant ainsi que nous ne sommes pas seulement une zone tampon, mais un gardien actif de l’ordre européen. Cette capacité-là devrait faire partie intégrante de l’architecture de l’IMEC – car les corridors du futur doivent être non seulement rapides et efficaces, mais aussi sûrs.

Parallèlement, les États-Unis investissent des milliards dans les infrastructures numériques et la sécurité de l’IA – de l’Inde au Moyen-Orient. Il est temps que cette vague s’étende également à l’Europe centrale, une zone naturelle de croissance et de transfert de technologies. C’est pourquoi il est urgent de construire un écosystème transatlantique de l’IA fondé sur des normes communes et l’interopérabilité. La Pologne peut en être le maillon clé : un lien entre l’Amérique, l’Inde et les pays de la région.

Le dernier rapport de la RAND Corporation souligne clairement la nécessité d’accroître la présence militaire américaine en Pologne – non pas comme un geste, mais dans le cadre d’une stratégie de dissuasion durable. Seuls ceux qui peuvent véritablement protéger les infrastructures et les valeurs seront partenaires du nouvel équilibre des pouvoirs. Et la Pologne est prête à jouer ce rôle.

Sans résilience interne, pas de sécurité

.Dans un monde où les routes stratégiques de marchandises, de données et d’énergies déterminent l’avantage, les routes de l’information deviennent tout aussi importantes. La guerre du XXIe siècle est un combat pour la confiance et la vérité. Défendre la démocratie n’est plus un slogan ; c’est un front spécifique dans la lutte pour la transparence institutionnelle et la souveraineté. Aujourd’hui, le détournement du numérique à des fin de manipulation, la désinformation et le financement de la politique en dehors du cadre démocratique sont tout aussi dangereux que les chars et les drones.

La Pologne en a fait l’expérience directe – en 2023 et lors des dernières élections présidentielles. Dans les deux cas, une campagne publicitaire illégale, financée par des fonds étrangers, a soutenu une seule option politique : la gauche libérale. Les données de Meta et de Google ne laissent aucun doute sur l’ampleur et la nature de cette opération.

Il s’agit d’une nouvelle forme de guerre, silencieuse, mais extrêmement dangereuse et déstabilisatrice. Son objectif n’est pas seulement de manipuler l’opinion publique, mais aussi d’installer des gouvernements dociles et d’affaiblir les États-nations. Les effets sont réels : érosion de la crédibilité, fuite des capitaux, baisse des investissements, frustration sociale. C’est pourquoi la sécurité signifie donc aussi protéger le débat public, l’écosystème numérique et les règles de la démocratie. L’IMEC, l’Initiative des trois mers, les alliances : c’est un aspect. L’autre est la résilience interne : défendre notre modèle de civilisation.

Comment relancer l’Europe ?

.L’IMEC peut devenir un moteur non seulement géopolitique, mais aussi économique pour l’Europe. Un corridor de croissance, de transfert de technologie et d’investissements stratégiques. Mais avant que la nouvelle architecture des flux ne soit opérationnelle, nous devons régler nos problèmes internes. Et là, malheureusement, la situation est alarmante.

Un rapport du FMI montre que le marché intérieur européen, au lieu d’approfondir l’intégration commerciale, génère de plus en plus d’obstacles. En pratique, nous avons aujourd’hui des « droits de douane invisibles » dans l’UE : 45 % sur les biens, 110 % sur les services. C’est comme si, au sein d’une même union économique, les entreprises se heurtaient à des obstacles plus importants entre l’Allemagne et l’Espagne qu’entre deux États américains.

C’est pourquoi nous avons besoin de quatre réformes urgentes :

1. Une véritable liberté de prestation de services – la promesse encore non tenue du Marché unique.

2. Déréglementation – moins de bureaucratie, plus de confiance. L’Europe ne peut pas avoir la réglementation la plus stricte en matière d’IA et, en même temps… ne pas avoir d’IA.

3. La renaissance des PME – car les petites et moyennes entreprises sont le germe de la classe moyenne et le fondement de la stabilité européenne.

4. Stratégie industrielle – le programme « Conçu et fabriqué en Europe 2035 », basé sur l’IA, l’automatisation et les technologies à double usage.

Mais les réformes nécessitent plus que de la volonté politique : elles nécessitent des capitaux. Et, paradoxalement, l’Europe les possède, mais ne les a pas encore débloqués. Plus de 8 000 milliards d’euros sont gelés sur les comptes des ménages européens. L’Union bancaire et l’Union des marchés de capitaux sont au point mort, coincées entre l’impasse politique et l’impuissance réglementaire.

En attendant, des mesures simples peuvent apporter des fonds réels. Selon l’OCDE, la lutte contre les paradis fiscaux pourrait rapporter à l’Europe 150 à 240 milliards d’euros supplémentaires par an. Et si tous les pays de l’UE suivaient l’exemple de la Pologne et comblaient le manque à gagner en matière de TVA, 150 milliards supplémentaires pourraient rentrer dans les caisses communes. Ce ne sont pas des chiffres, c’est du potentiel. Il s’agit de fonds pour de nouvelles infrastructures, des innovations, la transformation énergétique et la modernisation sociale. Ce sont des investissements pour l’avenir.

En substance, il ne s’agit pas seulement de cycles conjecturaux. Il s’agit de renouveler le sens du modèle de développement occidental. De redonner au capitalisme sa mission originelle : bâtir la prospérité pour le plus grand nombre, et non pas seulement multiplier les avantages pour une minorité. Seul un tel capitalisme – inclusif, résilient, solidaire – a une chance de survivre à la décennie à venir et de donner un nouvel élan à l’Europe.

Intermarium – un nouvel axe géopolitique de l’Europe

.Le concept d’Intermarium évolue vers le rôle autrefois joué par l’axe transatlantique : il devient la nouvelle colonne vertébrale géopolitique de l’Europe. Pendant des décennies après la Seconde Guerre mondiale, la stabilité de l’Occident reposait sur la présence des troupes américaines et les garanties de l’OTAN – une architecture de paix que certains souhaitent aujourd’hui oublier.

L’idée d’« autonomie stratégique » prônée par certains pays occidentaux – comme une distance égale avec les États-Unis et la Chine – est une illusion. Le monde s’accélère. L’Europe ne peut être l’objet du jeu, elle doit en être un acteur. Et cela devrait se traduire par des liens plus étroits avec les États-Unis, le Canada, l’Inde, le Japon, la Corée du Sud et l’Australie – des pays véritablement intéressés par un ordre mondial stable.

L’Intermarium – de la mer Baltique à la mer Noire en passant par l’Adriatique – est un espace de pays reliés non seulement par la géographie, mais aussi par des intérêts communs. La Finlande et la Suède, récemment admises à l’OTAN,,  l’Ukraine qui se défend contre l’agression russe, la Turquie – militairement forte et consciente de la menace du Kremlin. Dans ce système, l’importance de la région croît de mois en mois.

C’est ici, au carrefour des échanges commerciaux, énergétiques et de données, qu’un nouveau pôle de croissance peut émerger. L’IMEC et l’Intermarium en tant que l’extrémité occidentale du grand corridor Asie-Europe-États-Unis, peuvent conjointement impulser la modernisation et la résilience du Vieux Continent.

La nouvelle stratégie américaine, souvent décrite comme un offshore balancing ou une redistribution des pouvoirs, est déjà en cours de mise en œuvre. Le renforcement de l’Intermarium s’y inscrit parfaitement : c’est une réponse à la nécessité de stabiliser le flanc oriental de l’OTAN et de bâtir un ordre résilient.

Mais cela ne peut être un effort unilatéral. Pour que cette vision devienne réalité, les États-Unis et l’Occident doivent renforcer leurs partenaires clés, par le biais de transferts de technologies, de standards communs et de l’interopérabilité. Car il ne s’agit pas seulement d’une alliance. C’est une responsabilité partagée pour l’avenir du monde libre.

Croisée des chemins stratégique

.L’Occident a trop attendu. L’agression russe en Ukraine, les ambitions de la Chine, sa puissance militaire et technologique ne sont plus des avertissements, mais des signaux d’alarme. Le monde s’accélère. Les pays en quête de stabilité – Inde, Japon, États-Unis, pays de l’UE – doivent désormais répondre à l’offensive du nouvel autoritarisme, à Pékin et à son « partenaire junior » – Moscou.

Dans ce contexte, l’IMEC devient plus qu’un simple corridor économique. C’est un axe de sécurité, de croissance et de coopération – un contrepoids stabilisateur au réseau d’influences construit en dehors du système de valeurs occidental, en dehors de la civilisation occidentale. C’est aussi un projet qui peut non seulement accélérer le développement, mais aussi ancrer l’Europe dans un réseau d’alliances réelles, et non dans des équilibres illusoires.

Nous sommes à la croisée des chemins. Soit nous prenons des mesures décisives, soit nous sombrons dans une léthargie géopolitique. Soit nous construisons une alliance d’États résilients et souverains, soit nous cédons la place à d’autres. L’IMEC est un test – de notre courage, de notre capacité à coopérer et de notre foi dans l’Occident en tant que projet civilisationnel.

La position croissante de la Pologne, la puissance de notre économie et la communauté d’intérêts avec les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Italie, la Roumanie et la Scandinavie font de nous un pilier naturel du nouvel équilibre des pouvoirs. La Pologne peut être non seulement le point d’ancrage de ce nouvel axe de coopération, mais aussi son moteur. Car l’histoire n’attend pas. Elle suit ceux qui savent où ils vont. Et qui ont le courage d’y arriver.

Mateusz Morawiecki

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 20/06/2025