Mateusz MORAWIECKI: Une nouvelle stratégie pour les temps difficiles

Une nouvelle stratégie pour les temps difficiles

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Mateusz MORAWIECKI

Premier ministre de la République de Pologne.

Ryc.Fabien Clairefond

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Cinq domaines qui décideront de l’avenir de la Pologne et de l’Europe

.L’Europe d’aujourd’hui est tombée dans un piège que j’appelle la « trinité impossible », ce qui renvoie au concept connu dans le monde de l’économie, selon lequel il est impossible de parvenir simultanément à un taux de change stable, une politique monétaire indépendante et la libre circulation des capitaux.

L’Union européenne est confrontée à un trilemme similaire, tentant en même temps de maintenir la générosité de sa politique sociale, d’augmenter considérablement ses dépenses de sécurité et de poursuivre une politique climatique ambitieuse. Dans les réalités financières et géopolitiques actuelles, il est impossible d’atteindre ces trois objectifs simultanément. Il faut donc choisir deux domaines prioritaires ; chaque jour de retard aggrave la crise dans laquelle se trouve l’Europe – de la stagnation économique à la menace militaire de la part de la Russie et à la perte de compétitivité technologique.

Face à ces challenges, il est crucial de se concentrer sur une économie forte et compétitive qui garantira la sécurité de l’Europe et les fondements de la défense. La Pologne et l’Europe nécessitent une nouvelle stratégie pour protéger nos plus grandes réalisations civilisationnelles : la liberté et la prospérité. J’énumère ici cinq domaines d’une telle stratégie.

1. La Pologne et l’Europe l’usine du futur

.Tentant de réduire ses coûts de production, l’Europe a considérablement délocalisé ses industries vers l’Asie, en particulier en Chine, ce qui a eu comme résultat un affaiblissement considérable de ses capacités de production. Cette politique court-termiste, motivée uniquement par des considérations économiques, a révélé ses graves conséquences à deux reprises déjà : d’abord lors de la pandémie de Covid-19, lorsque les chaînes d’approvisionnement ont été rompues, puis après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En fait, déplacer les industries au-delà des frontières de l’Union européenne signifiait et signifie renoncer consciemment à une partie de son autonomie stratégique. Face à d’éventuelles guerres commerciales et agressions militaires, l’Europe ne pourra pas se défendre efficacement si elle reste dépendante des approvisionnements en provenance d’Asie.

La situation se complique davantage par le fait que l’Allemagne et les autres pays européens les plus compétitifs ont vendu (consciemment ou « inconsciemment ») leurs technologies avancées à la Chine, qui est désormais en mesure de les utiliser efficacement, souvent au détriment des entreprises européennes. De plus, il nous est de plus en plus difficile de rattraper les entreprises chinoises, entre autres parce qu’elles ignorent les normes environnementales et parce que les subventions massives de l’État leur permettent de recourir à des prix de dumping. Pour renverser cette tendance, il est nécessaire de mettre en œuvre des actions qui conduiront à la renaissance de l’industrie sur le Vieux Continent. Les grandes et petites entreprises, y compris les entreprises polonaises, ne pourront qu’en bénéficier.

Les obstacles clés à la réindustrialisation sont les coûts élevés de l’énergie, la complexité des régulations, la dépendance à l’égard des importations de matières premières et l’absence d’un système cohérent d’incitations pour les entreprises. Afin de réussir la restauration des industries en Europe, plusieurs conditions clés devront être remplies :

  • Reconstruction de l’indépendance en termes de matières premières. L’Europe doit diversifier considérablement les directions d’importation de matières premières, telles que les métaux stratégiques et les métaux des terres rares, essentielles au développement des technologies et à la transformation énergétique.
  • Abandon de l’hypocrisie climatique. Le déplacement d’industries à forte intensité de carbone hors de l’UE ne réduit pas les émissions mondiales, mais prive l’Europe d’emplois et de souveraineté et nécessite un approvisionnement énergétique stable.
  • Approvisionnement en une énergie stable et bon marché. Une transition énergétique sage doit être menée, en développant des technologies nucléaires pour les grands et petits réacteurs afin de réduire la dépendance à l’égard des composants en provenance de Chine. Pour avoir une industrie moderne en Europe, nous devons disposer d’une énergie bon marché et compétitive.
  • Exclusion des secteurs stratégiques du système SEQE. Le SEQE pèse sur l’économie de l’UE, réduit la compétitivité, fait monter les prix et entrave la transition énergétique, au lieu de soutenir les investissements dans les énergies vertes. Les secteurs stratégiques devraient donc être soumis à des règles différentes.
  • Assouplissement des règles de l’aide publique et mise en place des incitations efficaces à l’investissement. L’assouplissement des règles en matière d’aides publique et l’introduction d’incitations efficaces à l’investissement amélioreront la compétitivité de l’Europe tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du marché.

Remplir ces conditions est nécessaire pour restaurer la compétitivité de l’industrie européenne et renforcer la position de l’Europe sur la scène internationale. Ce n’est qu’ainsi que l’Europe pourra devenir l’usine du futur.

2. Un État actif, outil pour créer des avantages concurrentiels

.La condition de tous ces changements est un État moderne, efficace, ambitieux et favorable aux investissements. La Pologne est confrontée à une tâche particulièrement difficile. Nous devons renforcer la confiance sociale dans les institutions de l’État, nous devons convaincre la prochaine génération de citoyens qu’il vaut la peine de consacrer leurs talents et leur énergie au bien commun.

Pour y parvenir, l’État polonais doit absolument prendre une direction de développement audacieuse. En d’autres termes : il est temps d’élever le niveau de culture stratégique. Malheureusement, notre histoire regorge d’exemples montrant à quel point la faiblesse des institutions et des élites a entravé notre développement, nous empêchant de rejoindre les pays économiquement les plus performants.

Réticence à l’égard des investissements publics, évasion fiscale et hostilité à l’égard de l’État – cette attitude, adoptée par l’ancienne élite des magnats, a pénétré notre ADN national. Un magnat perturbateur d’autrefois appauvrissant l’État, cimentant le système oligarchique – c’est le frère aîné des mafias fiscales d’aujourd’hui et des entreprises qui font recours aux paradis fiscaux. L’impuissance institutionnelle, souvent causée par de nombreuses pathologies systémiques, décourage les jeunes et les plus compétents de travailler pour l’État. En fin de compte, cela réduit la qualité des élites nationales.

C’est pourquoi nous avons besoin d’une transformation mentale. L’État peut – et devrait – devenir un initiateur, un investisseur, un innovateur et un partenaire fiable et patient. Les succès des institutions de l’État ces dernières années, comme la réforme des finances publiques ou les investissements du Fonds polonais de développement, prouvent qu’un État efficace peut créer des avantages compétitifs durables. Nous devons continuer sur cette voie.

Outre de nombreux avantages, un État actif et ambitieux offre également une réelle chance de mettre fin à la guerre polono-polonaise qui nous détruit de l’intérieur. La jeune génération rejette les vieilles disputes et les schémas dépassés et souhaite une Pologne ambitieuse et dynamique. Des projets tels que le Port de communication central (CPK) montrent qu’une vision audacieuse du développement a le pouvoir d’unir au-delà des divisions. Par conséquent, les organes de décision dans les projets stratégiques, tels que le CPK, le nucléaire et le secteur de l’armement, devraient être dirigés par les meilleurs spécialistes représentant différents milieux. C’est ainsi que nous pourrons surmonter les limites historiques et devenir un État moderne et fort, compétitif à l’échelle mondiale.

3. L’armée du futur et une société responsable – un nouveau système de sécurité et de résilience

.Construire une économie compétitive, une société prospère et atteindre des objectifs climatiques ambitieux pourraient s’avérer vains si nous sommes victimes d’une attaque hostile. L’invasion de l’Ukraine par la Russie et l’attaque hybride contre la frontière polono-biélorusse ont montré que la paix en Europe n’est pas garantie une fois pour toutes. Même si les alliances assurent notre sécurité, nous ne pouvons pas compter uniquement sur une réaction venant de l’extérieur. Les décisions politiques multilatérales prennent parfois trop de temps à être prises. Au moment du test, notre propre potentiel de défense sera crucial.

Il est donc nécessaire de poursuivre la modernisation de l’armée que mon gouvernement a mise en œuvre ces dernières années. Toutefois, la voie à suivre pour accroître le potentiel de défense implique non seulement des dépenses financières, mais également des réformes institutionnelles et systémiques. Ces changements devraient améliorer le fonctionnement de l’armée, raccourcir les processus de prise de décision et accroître sa flexibilité. L’armée doit également coopérer plus efficacement avec les autres acteurs de la sécurité.

L’armée est l’élément premier et fondamental de notre défense. Mais pas le seul. La véritable mesure de notre potentiel réside dans la manière dont l’État et la société dans son ensemble, composée d’acteurs locaux et nationaux, étatiques et privés, professionnels et amateurs, associés et dispersés, peuvent se comporter dans des situations de crise. Tout cela renforce la résilience de l’État.

Nous avons besoin d’un modèle de système de résilience de l’État qui mettra pleinement à profit le capital social fourni par l’État-providence en exploitant le potentiel intellectuel d’un personnel qualifié, la conscience civique et l’efficacité opérationnelle fournies par la continuité institutionnelle locale de longue durée. Un tel système de résilience de l’État serait un système holistique, pourrait-on même dire, un système total, au sein duquel nous pourrions utiliser le potentiel humain des cadres des grandes villes ainsi que les structures développées des pompiers volontaires (OSP), le capital intellectuel des chercheurs, l’efficacité opérationnelle des fonctionnaires et des leaders des communautés locales. Ce serait une nouvelle dimension de la résilience.

4. Révolution technologique au service des citoyens et de l’environnement

.Au cours des 20 à 30 prochaines années, le marché du travail connaîtra une transformation significative. L’État doit se préparer au changement technologique en augmentant la productivité et en empêchant les machines de remplacer les personnes. Il sera crucial de créer un nouveau contrat social qui garantira la cohésion sociale face aux changements démographiques et technologiques.

Car les changements sur le marché du travail sont inévitables. Aucune profession, des plus créatives à l’informatique, n’est à l’abri de l’impact de l’intelligence artificielle. Il est nécessaire de repenser les nouvelles règles régissant le marché du travail et de s’adapter à l’automatisation croissante.

Les scénarios possibles pour le développement de l’automatisation et de la robotisation comprennent :

• Stagnation des salaires et suppressions d’emplois là où les machines remplacent les personnes. Les managers bien payés gagneront en importance, tandis que les employés de niveau intermédiaire pourraient perdre de leur importance.

• Nécessité d’adaptation et de resectorisation ainsi que les inégalités régionales dans l’accès au travail.

• Part décroissante du travail dans le PIB et hausse du chômage avec augmentation simultanée des bénéfices des entreprises.

La stratégie de l’État polonais doit répondre à tous ces scénarios. Hier encore, nous nous battions pour une rémunération décente du travail. Aujourd’hui, nous luttons pour garantir une vie prospère et construire la sécurité nationale. Mais demain appartient à un monde dans lequel les relations sur le marché du travail seront complètement différentes de celles d’aujourd’hui.

Je sais que ma proposition surprendra beaucoup, mais il est grand temps pour l’État polonais de préparer les laboratoires du futur dans lesquels seront créés des modèles de développement d’institutions telles que le revenu de base universel, bien que conditionnel. La nouvelle stratégie de développement doit répondre à la question de savoir comment garantir aux citoyens un revenu stable dans le monde de l’après-travail tout en les impliquant dans la vie sociale. Le système fiscal doit être adapté de manière appropriée au marché du travail de demain. Dans le même temps, nous ne pouvons pas perdre de vue la compétitivité de l’ensemble de l’économie et nous travaillons actuellement sur de tels modèles.

La Pologne devrait continuer à investir dans le développement de technologies vertes, comme la production de batteries lithium-ion, dont elle est l’un des leaders. Il est crucial d’augmenter les investissements dans la recherche, la commercialisation des technologies et la transformation énergétique.

La politique climatique a révolutionné le monde, mais il est crucial que les technologies vertes renforcent l’avantage compétitif de l’Europe et n’entravent pas son développement. La compétitivité doit être une priorité afin que le développement des technologies vertes soutienne les objectifs climatiques et garantisse le niveau de vie sociale.

5. La Pologne pour tous, c’est-à-dire une nouvelle politique démographique

.Enfin, la forme du monde futur sera déterminée par la démographie. Auguste Comte disait déjà que c’est une sorte de destin. La démographie constitue aujourd’hui un défi majeur pour les économies du monde entier. Les pays qui résoudront efficacement ce problème pourront acquérir un avantage concurrentiel. Le cas de la Pologne est particulier. À la frontière ténue entre la crise de l’immigration (d’origines diverses : politiques, mais aussi climatiques) et la crise démographique, nous devons mettre en œuvre une politique démographique judicieuse.

La résolution des problèmes démographiques nécessite une stratégie innovante et globale. Voici ses principales orientations :

  • Politique familiale intégrale – soutenir les familles à chaque étape de la vie. La révolution de la dignité de 2015 à 2022 constitue le premier pas dans cette direction.
  • Modèle inclusif de développement – garantir la mobilité sociale et lutter contre les inégalités systémiques pour assurer l’égalité des chances pour tous les citoyens, quel que soit l’endroit où ils vivent.  
  • Stratégie de rapatriement – ​​mettre en œuvre de programmes complets de rapatriement pour les Polonais du Kazakhstan, du Brésil et d’Afrique du Sud et soutien aux étudiants d’origine polonaise ; promouvoir le retour des Polonais issus de la grande émigration d’après 2004, ainsi que de l’émigration pendant la période de la loi martiale.
  • Attirer des employés de pays culturellement proches – attirer efficacement des employés qualifiés de régions ayant un patrimoine culturel similaire.

Chaque nouveau citoyen doit être considéré comme une ressource précieuse. Il est crucial de créer une image cohérente de la Pologne en tant que lieu attrayant pour y vivre et y travailler et d’éviter les erreurs commises par les créateurs de l’actuelle politique migratoire de l’UE. La formule « accueillir ou payer » et l’équation des prestations sociales sont peu efficaces. Ce n’est pas de l’aide, c’est de la coercition. En conséquence, cela peut conduire à des problèmes d’intégration et à une déstabilisation sociale. L’Europe devrait donc adopter une approche réaliste, combinant protection sociale et recrutement de travailleurs qualifiés.

On pourrait suivre le modèle danois, qui se concentre sur l’acquisition de capital intellectuel et d’employés qualifiés. Au Danemark, la politique d’intégration, voire d’assimilation des nouveaux arrivants, est très étendue et plutôt efficace. Ces immigrants, contrairement aux nouveaux arrivants recrutés comme main-d’œuvre bon marché, s’intègrent mieux et contribuent à créer un avantage concurrentiel bien plus important. De plus, la Pologne a une grande tradition dans ce domaine – l’héritage de la Première République polonaise. En nous appuyant sur cet héritage républicain, nous avons la possibilité de créer un système innovant qui répondra aux défis de demain.

.Pour que cette stratégie puisse être mise en œuvre, nous avons besoin de leaders déterminés à mettre en œuvre les changements nécessaires dans les politiques publiques. Nous devons renforcer les institutions, pas les détruire et tout recommencer. Nous avons besoin d’une logique de développement et de continuité, sans remettre en question ce que nos prédécesseurs ont déjà réalisé. En d’autres termes : nous avons besoin de maturité stratégique et d’une réflexion pro-étatique. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons – en tant qu’État, société et économie – faire le saut de développement auquel, après de nombreuses années d’histoire difficile, nous sommes enfin prêts.

Mateusz Morawiecki

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 19/09/2024