„Les Ukrainiens ne laisseront pas la Russie occuper leur terre”
Deux ans après le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine, nous sommes allés à la rencontre d’une famille d’Ukrainiens qui s’est réfugiée en Pologne.
„Nous étions prêts”
.Ils habitent depuis deux ans dans un petit appartement dans la banlieue ouest de Varsovie. La famille Tsapok, originaire de Kiev, a accepté de répondre aux questions de „Wszystko co Najwazniejsze” sur leur expérience du conflit qui se déroule dans leur pays.
„Nous n’étions sûrs de rien. J’étais persuadée que la Russie n’attaquerait pas, tandis que Vadym soutenait le contraire”, confie Ulyana, la mère de famille, entourée de ses trois filles de 10, 6 et 3 ans. Le père de famille avait raison de s’inquiéter. „Plusieurs signaux m’avaient avertis. Les compagnies aériennes annulaient leurs vols, les ambassades déménageaient leur personnel, et surtout Vladimir Poutine a reconnu l’indépendance des deux républiques séparatistes du Donbass. J’ai donc décidé de prendre des mesures. J’ai acheté des provisions, la voiture avait constamment le plein d’essence, j’ai souscrit à des assurances, j’ai refait les passeports de toute la famille. Nous étions prêts à toute éventualité”.
Cette situation tendue a duré plusieurs jours, pendant lesquels les membres de la famille avaient du mal à dormir et consultaient sans cesse les informations. Comme de nombreux Ukrainiens. Au matin du 24 février 2022, leur vie a définitivement été bouleversée. „Je n’arrivais pas à dormir. A 5h du matin, les premières informations sur les bombardements ont commencé à apparaître. J’ai réveillé Ulyana, mais elle n’y croyait pas”.
„Je me souviens de tous les événements, minute par minute. C’est quelque chose que nous n’oublierons jamais”, ajoute la femme, émue. Le père de Vadym habitait près de l’un des aéroports de Kiev. Il a rapidement confirmé par téléphone que la zone était bombardée, et a incité la famille à se réfugier dans leur village, au nord du pays près de la frontière avec le Bélarus. „Je préférais quitter le pays. J’avais prévu un trajet via la Moldavie. Nous sommes partis à 8h du matin. Il a fallu deux heures rien que pour sortir de Kiev ! Nous avons eu de la chance, car deux jours plus tard, ça aurait été impossible du fait du blocage la ville”, reconnait Vadym.
Après plusieurs heures de route, ils atteignirent la frontière moldave, où ils durent attendre de nombreuses heures dans une file de voitures de plusieurs dizaines de kilomètres. Après avoir franchi la frontière, ils s’arrêtèrent à Chisinau pour se reposer, avant de reprendre leur périple vers la Pologne. Entre 6 et 10 millions d’Ukrainiens ont quitté le pays, mais une partie est revenue, notamment dans les régions qui n’ont pas été atteintes par la guerre.
L’hospitalité des Polonais
.”Les Ukrainiens été surpris par l’hospitalité des Polonais en particulier, mais aussi des autres pays européens. Un statut spécifique nous a été accordé, ainsi que des aides administratives”, admet le couple. Un élan de solidarité s’est en effet emparé des Polonais, qui ont ouvert en masse leurs maisons aux Ukrainiens. En majorité, ce sont des femmes et des enfants qui ont réussi à fuir le pays. Les hommes sont restés pour combattre. Vadym est père de famille nombreuse, il est dispensé de mobilisation mais ne compte pas rester les bras croisés : „Je participe financièrement à l’effort de guerre. Je verse chaque mois de l’argent à des cagnottes pour du matériel militaire et médical. J’ai financé à moi seul l’achat d’un drone de combat pour le front ! Le gouvernement reconnait les efforts des Ukrainiens réfugiés, c’est pour cela qu’il a supprimé les taxes sur les levées de fonds destinés à acquérir du matériel”.
Il n’y a pas que l’argent. Les femmes ukrainiennes de Varsovie s’organisent pour coudre des vêtements et des filets de camouflage pour les soldats. „Même en étant hors du pays, nous voulons contribuer à l’effort de guerre”, déclare fièrement Ulyana.
La petite Solya, 10 ans, reconnaissable à sa longue chevelure blonde, se joint à la conversation. Elle parle un polonais impeccable. „Tout le monde a été gentil avec nous ici. J’ai beaucoup d’amis à l’école”, dit-elle en souriant. C’est une excellente élève. Ses notes de mathématiques sont les meilleures de son école, malgré son jeune âge (elle a deux ans de moins que les autres enfants de sa classe). Elle la représentera d’ailleurs au grand concours de mathématiques de Varsovie. Qu’aime-t-elle en particulier dans la cuisine polonaise ? „Le rosół (bouillon de poulet) et la pomidorowa (soupe de tomate) !”
Ses parents envisagent de poursuivre son apprentissage du polonais, même après la fin de la guerre et leur retour en Ukraine. Peut-être qu’elle fera ses études à Varsovie ? „Ca serait dommage de ne pas mettre à profit sa connaissance du polonais”, commente Ulyana.
„La Russie va mener une politique génocidaire dans les territoires occupés”
.Le retour n’est pas un sujet tabou. Les Tsapok aimeraient pouvoir rentrer chez eux, à Kiev. „Revenir chez nous est une obligation. Beaucoup de gens sont morts, il faut reconstruire notre pays”, déclare Vadym. Pour cela, cependant, il faudrait que les Russes soient repoussés. Il poursuit, évoquant les conséquences d’une défaite de l’Ukraine : „si Poutine gagne, il y aura des répressions féroces contre les populations civiles, en particulier contre ceux qui ont été actifs d’une manière ou d’une autre. Les forces d’occupation établissent déjà des listes de suspects, catégorisés en fonction de leur degré d’engagement. Même si je n’ai pas été au front, je prends part au financement de matériel militaire, j’utilise les réseaux sociaux et je me rends aux manifestations de soutien à l’Ukraine. Revenir dans un pays occupé par les Russes équivaudrait à un suicide”. „Les Occidentaux ne peuvent pas le comprendre, ils ont une vision romancée et fantasmée de la Russie, alors que Poutine a des objectifs génocidaires. Il veut abattre tout esprit de résistance dans le peuple ukrainien et massacrer ses élites, comme le faisaient les Soviétiques et les Tsars avant eux”, ajoute-t-il, agacé de la russophilie d’une partie de l’opinion publique française et occidentale.
Les pays de l’ouest ont effectivement tardé à apporter de l’aide à l’Ukraine. Les Etats-Unis de Joe Biden avaient même prévu de laisser Poutine prendre Kiev à condition qu’il le fasse rapidement. Face à l’échec des troupes russes devant la capitale ukrainienne et poussé par l’opinion publique, le président américain a du se résoudre à soutenir l’Ukraine, mais sans lui donner ce dont elle a besoin pour l’emporter contre la Russie. Les livraisons d’armes ont toujours été trop tardives et trop peu nombreuses, volontairement. Même constat pour la France et l’Allemagne. Le récent revirement du Président Macron ne saurait cacher la période durant laquelle il souhaitait poursuivre le dialogue avec Moscou, ne pas „humilier” la Russie et pousser le Président Zelensky a céder des territoires afin d’obtenir la paix.
„Nous ne pouvons pas nous défendre seuls, nous avons besoin de l’aide militaire occidentale. Seule une réaction forte pourra stopper la Russie. Sans cela, Poutine parviendra à détruire l’indépendance de l’Ukraine, puis il regardera plus loin vers l’ouest”, poursuit Vadym. Il ne cache pas son irritation: „Le mémorandum de Budapest nous a privé de l’arsenal nucléaire dont nous disposions. Nous avons fait un geste de bonne volonté envers Moscou, en échange de la garantie de nos frontières. Nous avons visiblement eu tort. Que l’Occident voie comment fonctionne la Russie”. A une remarque sur le fait que les Français habitent loin et ne se sentent pas nécessairement concernés par ce qui se passe de l’autre côté du continent, sa réponse est lapidaire : „En 2014, je pensais pareil. Que la Crimée et le Donbass, c’était loin de Kiev, que la guerre n’arriverait jamais chez nous. La Russie pousse vers l’ouest depuis des siècles, et seule la force peut l’arrêter”.
„Même les Russes ethniques se sont dressés contre les soldats de Poutine”
.Laryssa, la mère de Vadym, a rendu visite à la famille pour quelques jours. Elle habite à Slavoutytch, dans l’oblast de Kiev,. C’est une ville qui se situe au nord du pays, près de la frontière avec le Bélarus. Sa particularité est qu’y résident de nombreux employés de la centrale nucléaire de Tchernobyl. La femme accepté de répondre à des questions sur les événements qui s’y sont produits au tout début de la guerre, il y a deux ans.
„Avant, la ville comptait 24 000 habitants. Aujourd’hui, il n’y en a plus que 10 000, dont 3 000 qui sont des réfugiés de territoires conquis par les Russes”. La plupart des habitants ont fui à l’ouest. „Lors de l’invasion, les troupes russes ne sont pas entrées dans la ville. Elles étaient pressées d’aller à Kiev et à Tchernigov, alors elles se sont contentées de couper la seule route qui menait chez nous et de laisser quelques soldats pour encercler la ville”. Cette situation a duré plusieurs semaines. Comme c’est une petite ville, la nourriture a rapidement commencé à manquer. En outre, le réseau électrique a été détruit lors des combats.
„Nous allumions des feux pour cuire nos aliments. Les personnes âgées avaient fait des provisions et partageaient avec ceux qui n’en avaient pas. Les Russes empêchaient le ravitaillement d’arriver, mais les activistes humanitaires parvenaient tout de même à faire entrer de la nourriture en cachette”, raconte Laryssa. Après leur échec devant Kiev, l’armée russe a été repoussée vers le nord. A ce moment, des troupes russes ont pénétré dans la ville. „Plusieurs dizaines de soldats sont arrivés, durant leur retraite. Ils voulaient se ravitailler et piller les maisons. Ils ont rapidement éliminé les quelques défenseurs de la milice territoriale, puis ont pris le contrôle du centre-ville. Ils ont posté des tireurs d’élite dans les bâtiments élevés, qui abattaient les civiles qui sortaient de chez eux”.
On pouvait craindre le pire, car les Russes avaient déjà commis des crimes de guerre à Boutcha et dans d’autres localités de la région de Kiev. Pour autant, les habitants ont décidé de se dresser contre l’armée russe. „Le maire de Slavoutytch a lancé un appel à se rendre massivement au centre-ville, et plusieurs centaines de personnes s’y sont rassemblées et ont commencé à scander des slogans hostiles aux troupes russes. Même les Russes ethniques qui habitent ici se sont dressés contre les soldats de Poutine!”, ajoute Laryssa. „Nous avons réussi à repousser, sans un coup de feu, les Russes. Puis notre maire est allé négocier, quitte à être retenu en otage, avec le commandant des troupes ennemies, pour qu’il s’en aillent sans nous faire davantage de mal. Ce dernier a cédé et les soldats ont quitté la ville. Ca a été notre petite victoire personnelle”.
Laryssa évoque l’état d’esprit qui règne actuellement à Slavoutytch: „D’un côté il y a une forme de déprime, car nous ignorons de quoi sera fait l’avenir, il y l’incertitude du quotidien. D’un autre côté, les gens sont prêts à continuer la lutte. 50 soldats ukrainiens originaires de la ville ont été tués au combat depuis 2 ans. Dans une petite ville comme la nôtre, tout le monde connait tout le monde, donc nous connaissions ces gens. Si Slavoutytch doit être occupée par la Russie à l’issue du conflit, beaucoup de gens partiront, à cause des répressions”.
Laryssa profite de ces quelques jours avec son fils et ses petites-filles, ici en périphérie de Varsovie. Bientôt, elle va rentrer chez elle, à Slavoutytch. Malgré les douloureuses expériences de la guerre, malgré la possibilité de rejoindre sa famille à l’abri, elle témoigne d’un esprit fort et refuse d’abandonner sa ville. Les Ukrainiens se battront pour que leur pays ne soit pas bélarussisé par Poutine, pour que la culture et l’identité ukrainiennes ne soient pas effacées. Ulyana et Vadym enseignent cet esprit de résistance à leurs trois filles. Ca sera un très long combat, mais un combat nécessaire pour la préservation de leur pays et de l’Europe entière.
Nathaniel Garstecka