
Le Vieux Continent est en difficulté sérieuse. Deux écueils menacent, qui s'aggravent l'un l'autre. Le premier, extérieur. Le second, intérieur
.Tout d’abord, nous sommes entrés dans une période de récusation mondiale de la culture occidentale. Et cela depuis seulement le tournant de ce siècle. Il faut se rappeler que depuis le XVI° siècle, l’Occident a soumis par la conquête une grande partie des terres habitées, et a fasciné toutes les cultures du globe qui toutes ont voulu lui ressembler.
Pendant des siècles, il était impossible pour une société de survivre sans se moderniser, et il était difficile de se moderniser sans s’occidentaliser au moins en partie. Les exemples sont innombrables, aussi nombreux que le nombre de cultures mondiales. Or il se produit depuis la fin du vingtième siècle un mouvement de recul et de refus, qui se déploie et s’accélère, contre l’Occident et ses principes qu’on avait tant voulu adopter. On pourrait citer la littérature russe, depuis Zinoviev qui traduit les droits de l’homme en une idéologie conquérante : « l’occidentisme ». Avec Poutine nous voyons à quel point reviennent en force en Russie les courants slavophiles (« Orthodoxie, Autocratie, Nationalisme ») qui depuis l’époque révolutionnaire avivent la guerre contre la culture occidentale. Nous trouvons les mêmes réactions en Chine, où le Document n°9 (document officiel de 2013) émanant du pouvoir, fait état de la guerre culturelle sans pitié qu’il faut mener contre l’Occident individualiste et décadent. Ajoutons les pays musulmans très divers dans leur appréciation culturelle, mais de plus en plus adonnés à une récusation voire à une haine de l’Occident.
Il y a dans toutes ces réactions issues de contrées différentes, un ressentiment contre les conquêtes passées et les colonisations, les humiliations dont parle la Chine. Mais il y a aussi le signe d’une chute spirituelle de l’Occident : les autres ne l’aiment plus parce qu’il ne s’aime plus lui-même – parce qu’il apparait désormais culpabilisé, honteux de soi, et sans espérance. Les raisons de cet état d’esprit mortifère, sont profondes et prennent racine dans nombre de souvenirs. Elles relèvent à la fois de la profonde dépression de l’affreux XX° siècle ; de l’effondrement du christianisme qui dirigeait les consciences, c’est-à-dire de la fin de la chrétienté ; de l’apparition avec la post-modernité d’une nouvelle morale de la pureté, bien proches des utopies précédentes. Tout ce paysage est ancré dans les mentalités. Il est probable que cet Occident affaibli va avoir à du mal à résister à tous les reproches qui lui sont faits, d’autant que ces reproches il se les fait tout autant à lui-même : plutôt que de répondre, il aura plutôt envie de s’offrir pour la pénitence…
Mais pendant ce temps, un écueil intérieur mine le Vieux Continent : c’est le non-respect de ses propres principes, qui soulève les membres de l’Union contre l’institution de l’Union. Que se passe-t-il ? On se souvient que toute notre philosophie politique repose sur la notion de « personne » autonome, et c’est bien sur cette croyance (car c’est une croyance, religieuse au départ, puis révolutionnaire) que s’établissent nos démocraties.
L’Europe dans son incroyable diversité historique, est tout entière irriguée par le principe de subsidiarité, qui honore avant toute chose l’autonomie des personnes et des groupes. Or il se trouve que l’institution européenne, entièrement tenue par un courant technocratique, passe par perte et profits le principe de subsidiarité. L’Union se permet de prendre au nom et à la place des membres de l’Europe des décisions que ces membres pourraient et devraient prendre eux-mêmes (concernant l’éducation, la santé, l’immigration etc). Ce serait un mode de gouvernement légitime d’un point de vue platonicien (« seul peut gouverner celui qui sait ») ou bien d’un point de vue chinois (« le gouvernant est le père et la mère du peuple »). Mais d’un point de vue européen, c’est là une ingérence difficilement acceptable. Ce qui explique le brexit, et le développement en Europe de courants et de gouvernements illibéraux, qui réclament de reprendre la main sur leurs affaires courantes.
.C’est ainsi que le Vieux Continent, affaibli de l’intérieur par un gouvernement européen qui ne répond en rien à ses croyances essentielles (l’autonomie de la personne et des groupes), affaibli aussi par une culpabilité tenace qui la fait douter d’elle-même face aux attaques extérieures, ne se trouve pas en meilleure forme pour répondre aux défis géopolitiques présents. On peut espérer que comme disait Holderlin, « là où est le péril, croit aussi ce qui sauve »… Et on peut en repérer les prémisses en regardant la réaction des pays de l’Ouest devant l’invasion de l’Ukraine : les idéologies pacifistes ont rapidement été reléguées au musée des folies, et devant le péril militaire et culturel, l’union se reforme. Acceptons-en l’augure!