L’idée Schengen ne pourra être sauvée que par un accord entre les pays membres de l’UE sur la question des migrants, de ceux qui y sont déjà et ceux qui y viendront dans le futur – écrit Prof. Michał KLEIBER
En traversant ce village du Luxembourg, difficile de ne pas penser à un phénomène surprenant. J’en ai fait l’expérience moi-même il y a quelque temps. Aujourd’hui, son nom est sans doute presque autant cité que celui de la capitale de l’Europe. Oui, ce village, c’est Schengen. À proximité du tripoint Luxembourg-France-Allemagne, il fut le décor, en 1985, de la signature du traité éponyme entre 5 pays (France, Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg), portant sur la suppression des contrôles aux frontières. En 2018, ce traité concerne 26 pays européens – dont 22 font partie de l’UE –, constituant le plus grand et pratiquement le seul espace important de mobilité internationale de ses citoyens.
Perçu aujourd’hui comme une évidence, cet espace fait oublier à beaucoup d’entre nous les émotions qui avaient accompagné l’idée d’élargir, dans une mesure inédite jusque-là, les limites de la liberté citoyenne. Déposé au musée local, le livre d’or regorge de témoignages plus qu’émotionnels de citoyens des nouveaux entrants dans l’espace, prouvant que le rôle de cet accord dans la construction de la communauté internationale est immense. En témoignent aussi les mots laissés par les habitants des pays hors Schengen.
Pour la jeunesse européenne, ce traité est naturel et sa suppression leur paraît irréelle. L’importance de l’ouverture des frontières en Europe est sans doute mieux appréciée par ceux qui n’ont pas oublié les queues accompagnant chaque séjour à l’étranger, d’abord pour obtenir un visa, et puis, pour pouvoir passer les frontières. Pour celui qui écrit ces mots, qui a travaillé, dans la deuxième moitié des années 1970, à l’université ouest-allemande de Stuttgart, et qui se souvient de ces queues nocturnes aux abords de l’ambassade de RFA pour obtenir le visa et puis l’interminable attente au poste de contrôle est-allemand, sans parler de celle, encore plus longue, au poste de contrôle ouest-allemand, la situation actuelle frôle le miracle inconcevable à l’époque.
Familles séparées par les frontières infranchissables, amis condamnés à ne plus jamais se voir… Nous avons tous, à un moment, vécu des situations dramatiques ou en entendu parlé. Je n’oublierai jamais l’histoire de ce Polonais que j’ai rencontré en RFA, non loin de la frontière française où j’habitais. Il me disait que chaque dimanche il prenait le train pour rejoindre une petite ville lointaine tout près de la frontière avec la RDA, d’où, à pied, il s’approchait de la zone frontalière dûment surveillée. Cet homme avait quitté la Pologne en laissant sa femme et son petit bébé, tout en espérant qu’ils pourraient le rejoindre rapidement. Hélas, des années durant, sa femme n’avait pas pu obtenir un passeport. Il avait déniché une carte militaire ancienne de cette zone frontalière et, dans un désespoir sans nom, avait supplié sa femme de venir chaque dimanche avec le bébé monter au sommet de la colline de l’autre côté de la frontière est-allemande, tandis que lui occuperait la colline de son côté de la frontière. Non, ils ne se voyaient pas, la zone étant trop large. Ils ne faisaient que regarder dans la direction que leur indiquait la carte et c’était comme un substitut de leur proximité. J’ignore la fin qu’a eue cette histoire, mais elle a duré des années entières. Arrivera-t-on jamais à comprendre le drame de cette famille ?
L’idée lancée à Schengen est sans aucun doute magnifique et importante pour l’avenir de l’Europe. Malheureusement, il y a le risque aujourd’hui que la zone soit limitée ou même, pourvu que non, supprimée. La première raison, c’est évidemment l’afflux de migrants musulmans. Les pays qui, au départ, avaient fait preuve d’ouverture envers ces nouveaux venus si différents culturellement s’aperçoivent maintenant que leur nombre ainsi que les prévisions montrant l’imminence d’un accroissement de l’immigration dépassent toute possibilité rationnelle d’assimilation. Entre six pays de la zone Schengen des formes de contrôle existent déjà, élargissant en quelque sorte les régulations qui permettaient d’instaurer des contrôles lors d’événements à caractère ponctuel, comme de grandes manifestations sportives.
Les États, face au dilemme : assurer la sécurité intérieure ou respecter les régulations européennes, choisissent la première option. Difficile de croire que les contrôles sur certaines frontières à l’intérieur de la zone Schengen soient supprimés en fin d’année, comme prévu. Il est fort à parier qu’ils seront reconduits.
La crise Schengen est devenue, contre toute attente, l’expression, d’un côté, du mécontentement face à la gestion bruxelloise, et de l’autre, d’une perte de confiance réciproque entre les pays membres. Les États du nord en veulent aux États du sud de ne pas contrôler efficacement les frontières externes de l’UE, les deuxièmes accusant les premiers de manquer de solidarité. Le tout renforcé par la montée dans certains pays de l’hostilité envers les migrants.
Ces dernières années, quand j’occupais une de mes fonctions européennes, j’ai eu l’opportunité de rencontrer différents groupes de jeunes et de parler avec eux de l’avenir de l’UE. La critique, parfois sévère, de l’état actuel était souvent exprimée. Mais une chose me laissait perplexe à chaque fois. Les jeunes n’imaginaient pas l’Europe avec les contrôles aux frontières, et même ceux qui critiquaient le plus violemment la situation politique, en sous-entendant même le démantèlement de l’UE, ne prenaient pas en compte les risques pour l’espace Schengen – le terme de visa leur faisait penser aux cartes de crédit.
L’idée Schengen ne pourra être sauvée que par un accord entre les pays membres de l’UE sur la question des migrants, de ceux qui y sont déjà et ceux qui y viendront dans le futur. Comme cet accord ne se fera pas rapidement, le scénario le plus plausible serait d’instaurer des contrôles aux frontières sur les routes migratoires le plus connues. Il va peut-être falloir élargir les méthodes de contrôle existantes, en faisant recours aux nouvelles technologies, quoique éthiquement problématiques, comme la reconnaissance faciale assistée par ordinateur, prenant en compte les caractéristiques raciales. L’alternative ne serait pas, probablement, moins déplorable. Certains experts envisagent en effet une régionalisation très poussée de zones de libre circulation (Benelux, pays scandinaves, la péninsule Ibérique). Cela signifierait de mettre en doute l’essence même de l’idée Schengen.
.Reste l’espoir que le nombre croissant de migrants et une plus grande conscience de la gravité et de l’essence de la question migratoire permettront à la classe politique de trouver un accord. Les bases d’éventuelles décisions communes en la matière devraient constituer une aide plus efficace apportée aux communautés pauvres là où elles se trouvent, une profonde révision des méthodes d’assimilation des migrants différents de par leur culture, mais aussi une meilleure protection des frontières externes de l’Union, et des critères transparents à tous et adéquatement restrictifs d’attribution de titres de séjour ainsi que la menace d’un renvoi immédiat en cas de crimes motivés culturellement.
Michał Kleiber