Prof. Wojciech ROSZKOWSKI: Dignité, solidarité, liberté. L’indépendance il y a cent ans et aujourd’hui vue par un historien

Dignité, solidarité, liberté.
L’indépendance il y a cent ans et aujourd’hui vue par un historien

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Prof. Wojciech ROSZKOWSKI

Historien, économiste. Auteur e.a. de « La nouvelle Histoire de la Pologne 1914-2011 » en sept volumes. Entre 2004-2009 député européen.

Ryc.Fabien Clairefond

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L’Union européenne offre la chance de réconcilier nos différentes mémoires historiques, à condition toutefois que nous appliquions tous ce principe pas bien compliqué : « traite les autres comme tu voudrais être traité toi-même » – écrit prof. Wojciech ROSZKOWSKI

L’indépendance est à la nation ce que la liberté est à la personne. On ne devrait pas oublier cette vérité banale au moment de célébrer le centième anniversaire de l’Armistice de 1918 et, soit le recouvrement, soit l’acquisition de l’indépendance par de nombreux États d’Europe centrale et orientale qui, désormais, sont pour la plupart membres de l’Union européenne.

Cela mérite d’être rappelé aussi parce que dans des pays tenant le rang de puissances européennes, comme la France, la conscience de ce qu’était et est toujours l’indépendance pour les nations qui en ont été privées est, en général, minime. L’exemple de la Pologne, privée d’indépendance durant tout le XIXe siècle et dont le destin dans l’histoire moderne était déterminé en grande partie par l’Allemagne et la Russie, diffère sensiblement de ceux de la République tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie, les pays baltes et les pays des Balkans, mais on peut tout de même y déceler des points communs – la détermination de reconstruire ou de fonder son propre état au début du XXe siècle. On peut appeler cette détermination le désir de liberté. Il y est question non pas d’une liberté anarchique qui menacerait l’ordre mondial mais d’une liberté positive – le désir de prendre son sort entre ses mains pour ensuite contribuer au façonnement des relations internationales plus justes.

Il faut rappeler le rôle constructif de la France et des États-Unis dans l’édification de l’Europe post-versaillaise en 1918. Les deux pays ont manqué de force et de détermination pour affermir et défendre cette œuvre, malgré des efforts bien réels en la matière, surtout au début des années 20, dont l’aboutissement fut le pacte Briand-Kellogg de 1928, aujourd’hui tombé pratiquement dans l’oubli. S’il avait été respecté par l’Allemagne et l’URSS, la tragédie de 1939 et la Deuxième Guerre mondiale n’auraient pas eu lieu. Il faut savoir que les pays d’Europe centrale et orientale, eux aussi, essayaient de renforcer leur indépendance. Rappelons la dramatique défense de la Pologne et de l’Europe contre le bolchévisme par l’armée polonaise en 1920, l’étouffement de la révolution communiste par l’armée hongroise en 1919 ou les efforts des petits pays baltes réunis dans l’Entente baltique. Hélàs, les points de vue des pays de cette région étaient souvent trop divergeants, dont un exemple parlant est le fiasco de la Petite Entente, à savoir l’alliance entre la Tchécoslovaquie, la Roumanie et la Yougoslavie. La Pologne de l’entre-deux-guerres, vu ses problèmes tant avec l’Allemagne qu’avec l’URSS, s’inscrivait mal dans ces configurations régionales. Pour les pays de la Petite Entente, la Pologne aurait été un fardeau, sachant que la Tchécoslovaquie n’avait peur que de l’Allemagne, la Roumanie – que de l’URSS, et la Yougoslavie – plus de l’Italie que de ces deux puissances. Et comme la Petite Entente était dirigée principalement contre la Hongrie, la Pologne n’y a avait pas sa place, aussi du fait d’avoir de bonnes relations historiques avec ce pays. Le conflit entre la Pologne et la Lituanie au sujet de la région de Vilnius, habitée par ailleurs majoritairement par des Polonais, constituait une entrave considérable au resserrement des relations entre la Pologne et les pays baltes.

Il faut accepter le fait que novembre 1918 correspond dans la mémoire des nations à des réalités bien différentes. Pour les Français, c’était le début d’une période de soulagement et de cicatrisation des horribles plaies engendrées par la guerre. Pour les Allemands, c’était une période d’humiliation, plus grande encore que la défaite elle-même, mais aussi le début de la dangereuse réaction révisionniste. Pour les Russes, c’était le commencement d’une guerre civile dont devraient sortir vainqueurs les bolchéviques avec leurs projets d’impérialisme révolutionnaire. Pour les Hongrois, c’était une période d’incertitude à laquelle a mis fin le traité de Trianon, synonyme de la perte d’une importante partie des territoires d’avant-guerre. Pour les Roumains, c’était un moment de triomphe, peut-être même un peu trop exagéré. Pour les Polonais, les Tchèques, les Slovaques et les Estoniens, c’était l’aboutissement des rêves de plusieurs générations. Voilà pourquoi les nations européennes ont une si différente mémoire de l’année 1918. Si en France ou en Grande-Bretagne on se souvient avant tout de l’hécatombe des soldats et des atrocités de la guerre de positions, en Pologne les victimes des hostilités sont perçues comme des héros de la lutte pour la liberté, le prix humain de cette liberté étant parfois passé sous silence.

La mémoire, dans une large mesure, détermine les priorités nationales. Le fait qu’elle soit si différente d’un pays à l’autre nous impose aujourd’hui, cent ans après la fin de la Première Guerre mondiale, le devoir de bien balancer nos intérêts. Nous ne pouvons pas fuir le passé, et si nous essayons de l’oublier, le vide ainsi créé sera comblé par des démons. Nous devons éviter le « constructivisme » qui nous conduirait à succomber aux stéréotypes nationaux et aux interprétations partiales de l’histoire. L’Union européenne offre la chance de réconcilier nos différentes mémoires historiques, à condition toutefois que nous appliquions tous ce principe pas bien compliqué : « traite les autres comme tu voudrais être traité toi-même ».

Wojciech Roszkowski

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 01/11/2018