
La mémoire du massacre de Volynie
La lettre des Treize ouvrait sur une noble « demande de pardon pour les crimes et les torts commis ». Mais plus important encore, ses auteurs nous y demandaient de ne pas formuler trop strictement de « déclarations politiques disproportionnées » à l’occasion du prochain anniversaire du massacre de Volhynie – écrit Jan ROKITA
.Il y a quatre-vingts ans, les combattants de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) procédèrent à une action d’extermination de masse de Polonais vivant en Volynie. En peu de temps, on incendia des centaines de villages polonais, en assassinant des hommes, des femmes et des enfants. De nouvelles études historiques, en particulier l’enquête de l’Institut polonais de la mémoire nationale (IPN), menée avec une grande attention aux détails, ne laissent planer aucun doute : en 1943, une partie des dirigeants ukrainiens avaient planifié et ordonné un nettoyage ethnique de la population polonaise peuplant, depuis des siècles, les confins ukrainiens. Ce plan n’avait comme modèle rien d’autre que la « solution finale » de la question juive entreprise à la même époque par les Allemands, et le moment choisi relevait d’un calcul politique, sachant que, après Stalingrad, les forces allemandes en déroute s’étaient retiré du territoire ukrainien. Le but de cette action avait été explicité dans un ordre du commandant de l’UPA en Volhynie et en Polésie – le tristement célèbre Klym Sawur – qui enjoignait à ses hommes de « profiter du moment opportun de retrait des troupes allemandes » pour « mener une grande action de liquidation de l’élément polonais ».
Le XXe siècle, jusqu’à sa fin ou presque, fut pour l’Europe centrale et orientale un siècle de démons. Mais durant ces cent années démoniaques, Polonais et Ukrainiens s’étaient échafaudé en plus leur propre enfer entre nations sœurs. Au tout début du siècle, les efforts du gouverneur de Galicie Michał Bobrzyński, qui œuvrait pour une entente durable entre Polonais et Ukrainiens, échouèrent (soit dit en passant que les responsables de ce fiasco étaient des évêques catholiques ne comprenant rien à la politique). Les conséquences ne tardèrent pas à venir – des combats sanglants pour Lviv, tout en perpétuant l’hostilité, créèrent une émouvante légende patriotique des Aiglons de Lviv. Ensuite, l’alliance antisoviétique entre Piłsudski et Petlioura fut comme une lueur d’espoir pour briser la malédiction de l’inimitié réciproque, mais elle s’avéra une illusion et la Pologne trahit ses alliés vaincus et désespérés. Et puis vint la politique de minorités dans les confins est vraiment insensée de la Deuxième République polonaise, dont les effets furent les pacifications de villages avant les législatives de 1930 et, en représailles, le terrorisme des nationalistes ukrainiens. En évoquant donc le massacre de Volhynie, il ne faut pas oublier qu’il fut l’aboutissement de cette séquence maudite. Après ces événements, il y eut encore l’épilogue sanglant des combats dans les monts Bieszczady et l’action de déportations massives de la population ukrainienne ordonnées par les communistes cherchant une revanche. Puis, pour près d’un demi-siècle, s’abattit sur les Polonais et les Ukrainiens la tyrannie soviétique.
Deux ans après la victoire du Maïdan, à la veille de l’anniversaire du massacre de Volhynie, nous avons reçu une lettre adressée « Aux frères polonais » et signée par treize Ukrainiens éminents. Parmi eux se trouvaient les dirigeants de l’Église gréco-catholique (l’archevêque Sviatoslav Chevtchouk) et de l’Église orthodoxe (le patriarche Philarète), deux anciens présidents ukrainiens et un groupe de savants, soigneusement sélectionnés, faisant partie de l’élite citoyenne née à Maïdan. La lettre des Treize ouvrait sur une noble « demande de pardon pour les crimes et les torts commis ». Mais plus important encore, ses auteurs nous y demandaient de ne pas formuler trop strictement de « déclarations politiques disproportionnées » à l’occasion du prochain anniversaire du massacre de Volhynie, au motif que l’Ukraine manquait toujours de temps historique pour pouvoir mentalement faire face à son propre passé. On y lisait: « L’État ukrainien va encore devoir formuler son attitude globale (…) face à sa propre responsabilité pour le passé et l’avenir ».
Leur demande ne cesse de résonner à mes oreilles quand approche, chaque année, l’anniversaire de ce dimanche sanglant du 11 juillet, à savoir la Journée nationale du souvenir des victimes du génocide en Volhynie. Malheureusement, à l’époque, l’appel ukrainien était restée dans le vide. Un an plus tard, après les provocations de quelques fanatiques, qui ne manquent pas de part et d’autre, éclata une « guerre des monuments », dont l’arrière-plan était la commémoration des victimes polonaises et ukrainiennes de la Seconde Guerre mondiale. En colère, Kiev proclama l’interdiction de « recherches, exhumations et commémorations » des victimes polonaises, ce à quoi le chef de la diplomatie polonaise réagit par des menaces regrettables de bloquer l’adhésion de l’Ukraine à l’UE et à l’OTAN. Il semblait que le crépuscule des rêves idéalistes d’un monde libéral et pacifique, caractéristiques de notre temps, ainsi que le brutal « retour de l’histoire » (selon le terme célébrissime de Robert Kagan) replongeraient dans les profondeurs de l’enfer nos deux nations sœurs. Et ceci était d’autant plus dramatique que retentissait déjà le rugissement des obusiers et des mortiers russes, qui décimaient les soldats ukrainiens dans le « chaudron de Debaltseve ».
Il n’en fut rien, et la Providence nous donna une chance de plus. La politique polonaise résolument « prométhéenne », menée depuis le 24 février 2022, et surtout la réaction spontanée des Polonais aux malheurs de la guerre qui frappaient nos voisins, firent naître un sentiment sincère de fraternité polono-ukrainienne. C’était comme si le sombre souvenir des démons du XXe siècle avait cédé la place à la mémoire pluriséculaire de notre patrie historique commune. Mais les démons ne firent que s’endormir, ils ne furent pas chassés. La fraternité polono-ukrainienne est trop récente pour ne pas être vulnérable. Cela s’est vu récemment, lorsque la bavure du porte-parole du ministère polonais des Affaires étrangères, qui s’était senti appelé à instruire le président Zelensky sur ce qu’il devait dire à l’occasion du prochain anniversaire du massacre de Volhynie, a rapidement soulevé sur Internet une sale vague d’animosité réciproque enfouie.
Tue depuis des générations, mais d’autant plus profonde, la mémoire polonaise des terribles crimes commis autrefois par les nationalistes ukrainiens vit dans le cœur de millions de Polonais. Celui qui croirait qu’elle s’est évaporée du jour au lendemain avec l’invasion russe de l’Ukraine, se tromperait. Et de même, le sentiment ukrainien d’injustice et d’humiliation par la Pologne, façonné pendant trois siècles, n’a pas non plus disparu, et reste facile à raviver par les donneurs de leçons sur la façon dont les Ukrainiens devraient comprendre leur propre histoire. L’orgueil blessé d’une nation fraîchement revenue à l’histoire de l’Europe, en plus le faisant dans des circonstances extrêmement dramatiques, peut facilement raviver le ressentiment des « seigneurs polonais » incapables historiquement de se débarrasser du mépris pour la « noirceur » cosaque dépeinte par Sienkiewicz… Même une écrivain aussi libérale, pro-européenne et férue de culture polonaise qu’Oksana Zaboujko, après ces regrettables menaces proférées il y a quelques années par le chef du ministère polonais des Affaires étrangères, jugea nécessaire de se référer au vieux complexe polonais. « Il y est question d’une subordination complète (…). Disons-le symboliquement : manoir polonais et noirceur ukrainienne (…). On sait qui doit enlever son chapeau devant qui. Vous ne pouvez pas savoir à quel point ça irrite ».
En effet, c’est vrai ce que nous ont écrit les signataires de la Lettre des Treize en 2016. L’Ukraine a besoin d’un moment historique pour faire face à son passé. Elle n’a pas pu le faire avant la révolution orange qui était le temps du réveil de sa souveraineté. Mais, ensuite, elle s’est rapidement enlisée dans une crise politique profonde pour ne renaître pour de bon que dans les luttes sanglantes du Maïdan de Kiev et la défense héroïque contre l’invasion russe. À l’avenir, il sera sans doute plus facile de rapprocher les évaluations polonaises et ukrainiennes de l’histoire, car il existe déjà toute une série de héros contemporains de l’Ukraine, dont nous nous souviendrons nous aussi, avec une égale révérence, en tant que défenseurs de « notre et votre liberté ». Ainsi, la malédiction qui pèse sur la mémoire commune, selon laquelle ceux qui étaient de grands criminels (comme Klym Savur), étaient en même temps assassinés par les Soviétiques comme les derniers défenseurs héroïques de l’Ukraine libre, deviendra une page révolue du passé.
.Il faut néanmoins souligner que l’objectif reste le rapprochement des évaluations du passé et pas une conception constructiviste de mémoire unifiée des deux nations. Il n’y a aucune raison de pousser les Ukrainiens à adopter un point de vue polonais sur le passé ni de nous forcer à écrire des manuels d’histoire communs. Croire que la mémoire de différentes nations est comme de la pâte à modeler est l’une des superstitions naïves et pseudolibérales du temps présent. Ce dont il s’agit, c’est de pouvoir rendre hommage aux victimes innocentes du nettoyage ethnique en Volhynie, pour envisager enfin de clore ce chapitre de l’histoire. Pour les Polonais, le massacre de Volhynie restera toujours un crime monstrueux et incompréhensible, pour lequel aucune justification ne peut être trouvée dans les injustices ou les torts de longue date que nous avons infligés aux Ukrainiens. Et le temps n’est sans doute pas si lointain où les Ukrainiens deviendront une nation si forte et ancrée dans l’histoire qu’ils sentiront par eux-mêmes qu’ils n’ont plus besoin de chercher des justifications ou des circonstances atténuantes pour ce crime.