Nicolas TENZER: Russie. Pour sortir de la débâcle stratégique de l’Ouest

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Nicolas TENZER

Président du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique (CERAP), conférencier international sur les questions géostratégiques et l’analyse des risques politiques, auteur de trois rapports officiels au gouvernement, dont deux sur la stratégie internationale, et de 21 ouvrages, notamment de Quand la France disparaît du monde, Paris, Grasset, 2008, Le monde à l’horizon 2030. La règle et le désordre, Perrin, 2011 et La France a besoin des autres, Plon, 2012.

Ryc. Fabien Clairefond

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La guerre en Tchétchénie avait été le premier signal d’alerte, mais il est passé inaperçu sauf chez quelques rares intellectuels. La prise sous contrôle russe d’une partie de la Géorgie a à peine plus ému. La Syrie, qui reste jusqu’à présent la pire guerre d’extermination du XXIe siècle, a achevé de détruire la conscience de l’Occident – ecrit Nicolas TENZER

.Après la tentative d’assassinat de Sergei Skripal et de sa fille, les Etats-Unis, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni avaient émis un communiqué clair qui désignait l’agresseur russe sans ambiguïtés. Depuis, l’Europe semble avoir fait machine arrière comme le montrent tant un communiqué ambigu de l’Union européenne que certaines félicitations malvenues lors de la réélection de Poutine. Il n’est pas certain que nous devions assister dans les prochains mois à une politique moins sourde de l’Europe. Faute d’une évaluation correcte de la menace, certains continuent d’entretenir le mythe de l’apaisement.

Une menace pour le monde libre

.Nous avons depuis longtemps qualifié la menace russe de systémique. Moscou entend saper l’ordre mondial fondé sur la liberté et le droit. Elle cherche moins à défendre de prétendus intérêts stratégiques qu’à promouvoir une visée idéologique que révèlent son soutien aux partis extrémistes et le retour à un discours ultranationaliste et parfois antisémite. L’intervention en Syrie et l’agression contre l’Ukraine doivent être lues moins comme le signe d’une volonté d’extension de son aire d’influence que comme des tentatives de déstabilisation en elles-mêmes : revoir les frontières, commettre des crimes de guerre sans réaction de l’Occident et montrer que tous les principes de l’ordre international édictés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale sont devenus caducs. Tous les pseudo-récits sur l’humiliation et la menace ‑ ni l’Union européenne ni l’OTAN n’ont jamais menacé la Russie – sont des prétextes.

L’absence de réaction sérieuse de l’Ouest offre à la Russie de Poutine un autre outil de légitimation. Elle dit en substance : « Vous donnez raison à mon mépris ». En même temps, elle conforte au niveau des principes le remplacement d’un ordre fondé sur le droit par un désordre qui repose sur la force pure. Ses cibles sont claires : les Nations unies, dont le fonctionnement a été corrompu et délégitimé par ses onze vetos et la résolution, qu’elle a immédiatement violée après l’avoir proposée, de février 2018 sur la Syrie. Elle bloque, sans réaction suffisante autre que verbale, l’enquête sur la destruction du vol MH17 et les crimes contre l’humanité du régime Assad.

Une triple débâcle stratégique

.Devant cette menace, la réponse de l’Europe et du monde libre a été quasi nulle. Elle révèle trois formes de déroute : intellectuelle, pratique et doctrinale.

Sur le plan intellectuel, tout se passe comme si nul n’avait compris, ou voulu comprendre, ce qui se passait. La guerre en Tchétchénie avait été le premier signal d’alerte, mais il est passé inaperçu sauf chez quelques rares intellectuels. La prise sous contrôle russe d’une partie de la Géorgie a à peine plus ému. La Syrie, qui reste jusqu’à présent la pire guerre d’extermination du XXIe siècle, a achevé de détruire la conscience de l’Occident. Certes, il y eut d’autres génocides ou crimes de masse, notamment au Cambodge, en Bosnie et au Rwanda, et nul ne peut rester silencieux devant le massacre des civils au Yémen et des Rohingyas en Birmanie. Mais en Syrie, il s’agit d’une opération systématique et organisée de meurtre de civils d’abord par un régime soutenu par la Russie et l’Iran – sans lesquels Assad se serait effondré ‑, ensuite par un membre permanent du Conseil de Sécurité. Enfin, les dirigeants occidentaux n’ont pas perçu quelles étaient les conséquences de l’action du Kremlin en Ukraine. Ils auraient dû entendre les mots de l’ancien ministre tchèque Karel Schwarzenberg : « Le destin de l’Europe se joue en Ukraine ». Souvent enfermés dans une vision purement économique, ils n’ont pas voulu voir l’Europe comme le continent de la géopolitique – un continent dans lequel il y a des amis et des ennemis. Même les moins suspects de complaisance envers le Kremlin hésitent à le désigner comme une menace, sans même parler d’une certaine forme de romantisme qui évoque d’autant plus l’art russe ou l’âme slave qu’ils renâclent à évoquer les crimes de son chef.

La deuxième débâcle est celle de l’action. En particulier, le non-respect des lignes rouges, définies par Obama, après les massacres à l’arme chimique de la Ghouta (2013) a laissé carte blanche à Poutine pour ses opérations d’escalade : une réaction ferme – concrètement clouer les avions et les hélicoptères d’Assad au sol – aurait sans doute dissuadé Poutine d’envahir le Donbass et d’annexer la Crimée. Une action déterminée pour protéger et défendre l’Ukraine aurait évité qu’il n’envoie son armée en Syrie en septembre 2015. Le pire n’est pas que Moscou ait trompé l’Occident, mais que celui-ci se soit laissé faire. Encore aujourd’hui, malgré son cynisme absolu – absence désarmement chimique de la Syrie, fausses trêves, retraits prétendus de son armée, absence de lutte contre le terrorisme islamique ‑, certains continuent à faire mine de penser qu’on peut attendre de Poutine quelque chose en Syrie et qu’il va arrêter son agression armée contre Kiev. Certains continuent de prétendre que la non-application des accords de Minsk est de la responsabilité partagée de l’Ukraine et de la Russie, alors que cette dernière seule en est responsable. L’Ouest se livre à des contorsions pour refuser d’intervenir militairement. Dès lors, la Russie s’estime maîtresse du jeu en Europe comme au Moyen-Orient et l’Occident la conforte dans l’idée, malgré la destruction de l’économie russe par la corruption, la mauvaise administration et l’indifférence de ses élites qui placent leur fortune à l’étranger, qu’elle est une puissance indispensable. Aujourd’hui, la réponse diplomatique à la Russie est inappropriée.

La troisième forme de débâcle est doctrinale. Beaucoup en Europe n’ont pas compris que, pour tenir tête à la Russie, il était essentiel aussi de conduire un combat d’idées. Tout emprunt aux idéologues de Moscou d’un discours antilibéral, nationaliste, ultraconservateur, religieux, et bien sûr xénophobe et antisémite ne fait que renforcer sa position. La Russie, qui sait manipuler tous les canaux de transmission de l’idéologie, en profite dans son offensive en direction de l’opinion publique. Elle sait qu’en singeant son idéologie, on peut aisément en venir à comprendre les récits qui légitiment ses agressions. Ce désarmement intellectuel est à long terme le plus redoutable.

Répondre, enfin !

.Toute forme de compromis dans notre relation avec la Russie serait une faute. Il n’y a, de fait, rien à négocier avec Moscou. Celle-ci n’est en rien notre alliée. L’apaisement avec la Russie de Poutine ne nous a jamais rien apporté de concret. Le reset d’Obama a été un leurre et Poutine n’a eu de cesse de détruire le partenariat avec l’OTAN qu’avait engagé Elstine. Il n’y a aujourd’hui, sur aucun sujet, de convergence véritable avec la Russie.

Les dirigeants occidentaux doivent d’abord parler explicitement de la Russie à leur opinion. Il faut expliquer pourquoi on ne peut lui faire confiance et il faut cesser d’utiliser un langage feutré. Il ne sert à rien désormais d’évoquer des lignes rouges, car la première attaque contre nos principes et nos alliés signe déjà leur dépassement. Arrêtons ainsi de prétendre que Moscou pourrait « faire pression contre Damas », alors qu’elle contrôle la situation en Syrie et commet les mêmes crimes de guerre que le régime d’Assad. Nous devons intervenir en Syrie, notamment en créant une zone de non-survol et en organisant des attaques aériennes ciblées. C’est non seulement une question humanitaire – sauver des vies alors que 500 000 ont déjà été perdues ‑, mais aussi de crédibilité de notre dissuasion, y compris pour nos alliés hors des zones Europe et Moyen-Orient.

Ensuite, notre comportement stratégique et notre politique économique extérieure doivent être à l’unisson. La main politique ne saurait ignorer ce que fait la main économique. Toute forme d’accord économique avec Moscou saperait notre fermeté diplomatique. Le business as usual conduit à laver les crimes commis. Il faut garder les sanctions européennes liées à la non-application des accords de Minsk et l’annexion de la Crimée, mais aussi les renforcer. Les pays de l’Union devraient ainsi faire voter des « lois Magnitsky » et le Royaume-Uni, trop complaisant envers l’argent russe, doit montrer l’exemple. C’est un sujet sur lequel il importe que l’Amérique du Nord et l’Europe coopèrent. Enfin, l’Union européenne doit s’opposer à la création du gazoduc Nord Stream 2. Celui-ci constituerait une menace pour la sécurité énergétique et serait un outil dans la propagande de la Russie dont l’un des objectifs est de diviser les Européens.

L’une des décisions les plus importantes serait le boycott de la coupe de monde de football. Est-il décent d’accepter un tel événement sportif dans un pays qui commet des crimes de guerre ? Cela serait une insulte aux milliers de victimes : leurs cris ne compteraient pas et une fête sportive pourrait se tenir alors que Moscou propage la désolation et le drame. Peut-on offrir ce « cadeau » à Poutine qui ne manquera pas, comme tous les dictateurs l’ont fait, de l’exploiter pour sa propagande ?

.Les sanctions ne suffisent pas. En Ukraine, il faudrait s’acheminer vers la constitution d’une force militaire internationale capable de contrôler la frontière orientale de l’Ukraine et de désarmer les forces dites « séparatistes ». Elle devrait jouer aussi un rôle dans la surveillance d’élections « libres » dans le Donbass. En Syrie, il faut mettre un coup d’arrêt aux massacres et montrer que les principes que le monde libre défend ne sont pas purement rhétoriques.

Ne laissons pas la violation du droit et le crime devenir la nouvelle loi du monde.

Nicolas Tenzer

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 16/06/2018
Fot. Shuttestock